« La rencontre entre eau douce et eau salée produit, déjà, l’énergie de demain »

Entretien avec Lydéric Bocquet. Directeur de recherche au CNRS, professeur attaché à l’Ecole Normale Supérieure et titulaire de la chaire Innovation technologique Liliane Bettencourt au Collège de France en 2023.
Le physicien a cofondé, en 2015, une start-up qui multiplie les expérimentations autour de la très prometteuse énergie osmotique, produite par les écarts de salinité entre l’eau des fleuves et des océans. Une façon de montrer, par l’exemple, la richesse des liens entre sciences et innovation.
Vous travaillez depuis plus de 15 ans autour de la nanofluidique. Pouvez-vous nous présenter ce concept ?
La nanofluidique s’intéresse à la façon dont s’écoulent les fluides, comme l’eau, lorsqu’on les fait passer dans des canaux de taille moléculaire (à l’échelle du nanomètre). Ce fonctionnement est très présent dans la nature, par exemple au sein du corps humain avec les canaux d’aquaporines dans le rein pour filtrer l’eau. Ce sont d’incroyables machines qui dépassent tout ce qu’on sait réaliser artificiellement, également en termes d’efficacité. Comment peuvent s’écouler ces fluides, mais aussi les ions, dans des canaux dont la taille atteint quelques molécules seulement ? Nos travaux cherchent à répondre à ces questions, notamment l’interface entre la dynamique des fluides et le monde quantique, qui décrit l’infiniment petit.
La nanofluidique, c'est un peu pareil. Un domaine où beaucoup reste à découvrir, avec des perspectives passionnantes et inattendues.
Ces propriétés sont d’une grande richesse pour la recherche fondamentale. Elles offrent aussi des applications dans de nombreux domaines technologiques…
Elles proposent des solutions pour de multiples applications, comme le dessalement, la purification des eaux ou encore l’énergie osmotique dont on reparlera. J’aime faire l'analogie entre la nanofluidique et, dans les années 80-90, le développement de la spintronique, grâce notamment aux travaux du physicien français Albert Fert, prix Nobel en 2007. Il s’agit d’une physique ultra fondamentale mais ses applications ont rapidement révolutionné les disques durs du monde entier. La nanofluidique, c'est un peu pareil. Un domaine où beaucoup reste à découvrir, avec des perspectives passionnantes et inattendues. C’est le propre d'un champ émergeant où il faut mener une recherche fondamentale sans concession, tout en gardant l'œil sur d'éventuels débouchés technologiques.
Vous évoquiez à l’instant l’énergie osmotique qui constitue un domaine prometteur... Expliquez-nous.
L'énergie osmotique est une expression concrète de ce chemin entre sciences fondamentales et applications. Cette énergie convertit en électricité les différences de salinité entre eau de mer et eau de rivière. Les propriétés que nous avons mises en lumière ont montré que certains matériaux, comme les céramiques, permettent cette conversion avec une efficacité bien plus importante que les tentatives qui se sont succédé depuis les années 90. Grâce à nos expériences en laboratoire, nous avons réussi à identifier les mécanismes physiques sous-jacents. Ce sont eux qui ont constitué le cahier des charges pour la mise au point d’une technologie exploitable à l’échelle industrielle. L’enjeu est de taille car cette énergie a tous les atouts. Elle est à la fois décarbonée, renouvelable et non-intermittente (au contraire de l’éolien). Elle est surtout présente sur toute la planète, via les deltas et les estuaires. Les projections montrent que cette source d’énergie pourrait fournir jusqu’à 15% de la demande d’électricité mondiale d’ici 2050.
Cette énergie a tous les atouts. Elle est à la fois décarbonée, renouvelable et non-intermittente (au contraire de l’éolien).
Pour mettre au point cette technologie, vous avez cofondé en 2015 la start-up Sweetch Energy. Pourquoi ce choix et quelle est sa mission ?
Lorsque nous avons obtenu les premiers résultats, nous nous sommes tournés vers de grandes entreprises qui ont toutes refusé le projet, le jugeant aléatoire, trop en amont ou loin de leurs activités. J’ai ensuite rencontré des investisseurs et de vrais entrepreneurs qui nous ont fait confiance et ont voulu prendre le risque. En 2015, j’ai cofondé Sweetch Energy avec ces partenaires – notamment Bruno Mottet, Nicolas Heuzé et Pascal Le Mélinaire, et j’en suis toujours le conseiller scientifique.
L’équipe de Sweetch Energy s’est tout de suite investie dans la recherche avec une mission précise… Construire un module osmotique qui serve de brique de base à la construction d’usines osmotiques. L’objectif a été parfaitement atteint. Les industriels qui travaillaient sur le sujet utilisaient à l’époque des membranes commerciales, à base de polymères, pour capter cette source d’énergie. En s’inspirant des recherches menées dans le laboratoire, Sweetch Energy a mis au point des membranes beaucoup plus performantes, capables de générer des courants ioniques très importants. Mieux encore, les membranes Sweetch sont peu coûteuses et fabriquées à base de bio-matériaux. En 2023, la technologie INOD de Sweetch Energy a été récompensée au Global Challenge d’Hello Tomorrow ; elle nous a également valu d’être, avec Bruno Mottet, l’un des trois finalistes du Prix de l’Entrepreneur Européen 2024.
Vous passez maintenant au stade de l’industrialisation, notamment via un partenariat avec la Compagnie Nationale du Rhône (CNR). Expliquez-nous…
Avec le CNR, Sweetch Energy a installé, fin 2024, le premier pilote industriel en conditions réelles à l’embouchure du Rhône, sur l’écluse de Barcarin. Ce fleuve présente un énorme potentiel, évalué à environ 4 TWH par an d’électricité permanente et décarbonée, capable de répondre aux besoins en énergie de près de 2 millions de personnes. Par ailleurs, Sweetch Energy a développé une collaboration avec EDF Hydro, la division hydrolique du groupe et elle est en train d’évaluer un certain nombre de sites – en France métropolitaine et en Outre-Mer – pour le développement d’installations osmotiques.
Un matin de 2005, je lisais la Une de Libération avec ce titre « Le pétrole, peut-on s’en passer ? » et mon fils de 10 ans m’a dit… « Toi, Papa, tu es chercheur. Qu’est-ce que tu fais pour ça ? »
Ces expériences sont menées dans un contexte particulier, une réflexion globale autour de la transition environnementale. Est-ce une façon pour vous d’agir en faveur de cette transition ?
Absolument. J’aime raconter cette anecdote car elle a participé à ma prise de conscience. Un matin de 2005, je lisais la Une de Libération avec ce titre « Le pétrole, peut-on s’en passer ? » et mon fils de 10 ans m’a dit… « Toi, Papa, tu es chercheur. Qu’est-ce que tu fais pour ça ? » A l'époque, je travaillais sur des sujets fondamentaux et je ne faisais rien pour ça. La question m'est restée. Je n’ai pas changé de sujet de recherche mais lorsque j’ai compris que mes travaux pouvaient avoir un impact, je me suis lancé.
Je suis aujourd’hui convaincu que la science peut -de façon majeure- contribuer à la transition environnementale, avec les technologies existantes mais pas seulement. La recherche est une formidable matrice pour de multiples innovations qu’il faut mettre en œuvre au plus vite, afin d’accélérer la transformation. L’expérience de Sweetch Energy est un bon exemple ; un type d’approche qui pourrait être généralisé.
Ceci impose d’amplifier les liens entre recherche et innovation, ce que développez aussi au sein de votre laboratoire. De quelle façon ?
En 2018, j’ai créé une entité qui s’inspire de la recherche produite par l’équipe pour développer des innovations sous l’angle technologique. Cette « spin-in » comme je l’appelle, mélange des ingénieurs et des chercheurs et se révèle très active. Nous déposons des brevets, nous collaborons avec des industriels, nous avons été à l’origine de la création de trois autres start-ups, dont une aux Etats-Unis. Cette efficacité tient largement au mélange des cultures. C’est un creuset intellectuel et pratique où les échanges sont permanents, notamment avec les étudiants plongés dans une recherche très fondamentale et qui entrevoient ainsi une autre perspective dans leur travail. L’entité est un enrichissement pour la science, mais aussi pour une jeune génération en quête de sens. Avec cette démarche, elle trouve une réponse. Cela ne veut pas dire que la recherche fondamentale ne suffit plus à cette quête mais la force des urgences sociétales fait que l’on ne peut rester aujourd’hui sans agir, à l'abri dans son laboratoire.
Cette relation entre science et innovation a longtemps fait l’objet de débats dans la communauté scientifique. Qu’en est-il aujourd’hui ?
De plus en plus de chercheurs pensent que l'on peut à la fois mener une recherche sans concession et travailler sur des applications. J’observe très clairement un changement d'état d'esprit dans la communauté scientifique. Je suis professeur associé à l'École Normale Supérieure (ENS), considérée un peu comme un temple de la connaissance. Aujourd’hui, beaucoup de start-ups émergent de l’ENS et elles sont extrêmement puissantes, comme Alice et Bob, C12, Agemia…. La question de la transition environnementale reste toutefois compliquée ; elle impose des investissements importants à la fois pour la recherche et l’industrialisation, le tout sur 10-15 ans au moins. Trouver des financements sur le temps long est toujours difficile et c’est sans doute là que la philanthropie, les fondations ont un rôle à jouer.
Vous avez été titulaire de la chaire Innovation technologique Liliane Bettencourt au Collège de France. Cette chaire s’est fixée pour mission de promouvoir les liens entre science et industrie. Quel regard portez-vous sur ses actions ?
Cette chaire est un vecteur formidable pour renforcer les liens entre science, innovation et industrialisation, en montrant à quel point ce rapprochement peut se révéler fructueux. Il existe aujourd’hui une vraie créativité en France, et celle-ci s’exprime justement dans ces relations fortes entre recherche et innovation. Durant ma leçon inaugurale et les cours que j’ai donnés ensuite, je me suis attaché à transmettre ce que j’apprends moi-même dans mon laboratoire. Enseigner la recherche en train de se faire, ce qui constitue l’une des grandes missions du Collège de France. J’ai également eu à cœur de placer cette recherche dans une démarche d’innovation, mettant en lumière les champs des possibles qu’elle peut ouvrir. Une façon aussi de rappeler que la recherche fondamentale est le cœur battant de la société. C’est une vision progressiste pour le bien commun.
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