Raphaël Rodriguez : « Notre équipe est mondialement reconnue pour sa maîtrise de la biologie des métaux » Entretien avec Raphaël Rodriguez, directeur de recherche au CNRS, chef d'équipe à l'Institut Curie
Lauréat du Prix Liliane Bettencourt pour les sciences du vivant en 2023, médaille d’argent du CNRS en 2024, Raphaël Rodriguez nous présente les grands axes de ses travaux et nous dévoile aussi la genèse de son engagement, son sens de la discipline et son goût pour les chemins de traverse.
Pouvez-vous nous présenter à grands traits les axes de vos travaux ?
Avec mon équipe, nous cherchons à comprendre comment les métaux, en particulier le fer et le cuivre, parviennent à jouer un rôle-clé dans les processus d’inflammation et de cancérisation. Dans les deux cas, certaines de nos cellules révèlent une capacité à se transformer, à changer d'état et donc de propriété comme des caméléons. Elles acquièrent alors une identité particulière associée à la maladie, et ce sont ces métaux qui contrôlent cette acquisition. Comprendre la chimie sous-jacente à ce changement permet d'interférer avec le ou les acteurs qui conduisent cette transformation, afin de la bloquer.
Il faut le rappeler : dans le cancer, ce n'est pas la tumeur primaire qui est dangereuse mais la capacité des cellules de cesser de proliférer pour se détacher de la tumeur primaire et migrer dans le foie, les poumons, le cerveau. C'est ce qu'on appelle les métastases. La mortalité est liée à cette dissémination métastatique et non à la masse tumorale primaire. Il est donc essentiel de comprendre comment les cellules arrêtent de proliférer pour acquérir des propriétés de migration dans des tissus distants, ce qui implique une forme de changement d'état cellulaire.
Le mécanisme est-il le même pour l'inflammation ?
À l’état normal, nos cellules immunitaires ne sont pas inflammatoires mais en présence d'un pathogène (une bactérie, le SARS-CoV-2…), le système immunitaire doit changer d'état pour éradiquer le pathogène. Nous avons montré que la chimie permettant à une cellule de devenir métastatique et celle qui rend une cellule immunitaire plus active contre le pathogène sont en fait de même nature. Lorsqu’on prend le cas du Covid-19, les patients ne meurent pas du virus mais de la réaction trop violente de leur système immunitaire. Il faut donc atténuer cette inflammation et, dans le cas du cancer métastatique, inactiver la dissémination métastatique. C’est en comprenant cette chimie que l’on peut contrôler le changement d'état des cellules, et le développement de la maladie.
Quand et pourquoi vous avez décidé d'étudier ce rôle du fer et du cuivre dans nos cellules ?
Je n'ai pas choisi de travailler sur le cuivre ni sur le fer ! Nous avons prolongé la recherche d’un laboratoire américain qui avait identifié une molécule présentant un effet spécifique sur les cellules dans le cadre d’un cancer métastatique. Il était donc essentiel de comprendre comment cette molécule fonctionnait. Le mécanisme n’avait pas encore été identifié car les molécules ont tendance à interagir avec des protéines et tout le monde cherchait une cible… qui était une protéine. Nous avons choisi d’explorer d’autres pistes et nos travaux ont mis en lumière le rôle-clé des métaux. Je suis chimiste organicien, il a fallu se replonger dans la chimie inorganique pour approfondir le sujet. Aujourd'hui, notre équipe est mondialement reconnue pour sa maîtrise de la biologie des métaux.
Vous avez publié en 2023 dans la revue Nature un article qui met en avant la notion de « coupable moléculaire ». Qu'est-ce que cela signifie ?
On dit souvent que nos articles sont écrits comme des romans policiers ! Cela tient à la façon dont on procède dans mon laboratoire. Nous menons nos recherches comme une enquête, une investigation qui, dans ce cas, a permis d’identifier les éléments essentiels à la transformation d'une cellule. Cela a nécessité de disséquer – détail par détail – tous les éléments chimiques qui conduisent cette cellule à développer une pathologie. Alors, pour reprendre le champ lexical du polar, on peut dire que le fer et le cuivre sont des coupables moléculaires.
Ces travaux mènent-ils à des applications thérapeutiques ?
Notre objectif principal est de développer des médicaments. Pour cela, il faut comprendre comment la maladie fonctionne. Avec mon équipe, nous y avons passé 15 ans. Nous sommes maintenant en phase de développement de quatre ou cinq actifs, sur des cibles différentes. L’horizon est à deux, cinq ou dix ans mais nous faisons face à un double problème. Le développement de médicament sort du cadre académique et notre infrastructure n'est pas adaptée. Nous devons créer pour cela une société de biotechnologies ; ce qui n'est pas dans la culture française, contrairement à celle des pays anglo-saxons.
Vous avez suivi une double formation, chimie et biologie. Est-ce un atout ?
C'est essentiel ! Je ne pourrais pas développer ces recherches aujourd'hui si mon équipe n’était pas constituée de chimistes et de biologistes qui travaillent ensemble au quotidien. Pour moi, la réunion de la chimie et de la biologie est naturelle. J'ai commencé par des études de médecine et j’ai très vite saisi l'importance de la chimie.
Lorsque quelqu'un est malade, on lui prescrit un médicament et, pour cela, il faut l’inventer. Si l’on n'a pas une compréhension de la biologie cellulaire et de ses éventuels dysfonctionnements, on n'est pas en mesure d’inventer quoi que ce soit. Sachant que tout ce qui se passe dans une cellule se produit à l'échelle atomique et moléculaire, la chimie est également indispensable.
Vous avez commencé vos études par un cursus de médecine finalement abandonné. Pour quelles raisons ?
Ce parcours tient sans doute à une expérience vécue durant mon adolescence. J’ai été assistant pompier et de ce fait exposé à l'urgence médicale. Quand j'ai dû choisir un métier, j’ai pensé à la médecine mais dès les premières années d’études, je me suis rendu compte qu'il y avait une puissance dans la chimie et dans la biologie cellulaire. Il se trouve que j'ai eu un professeur exceptionnel de biologie cellulaire et d'histologie à l'Université de Montpellier. Cela n’a pas été un renoncement, au contraire. Je me suis plutôt lancé un défi. Si je passe un quart de siècle à prendre les fondamentaux et à les maîtriser, je ne serai peut-être pas la personne qui prescrit le médicament, mais celle qui l'invente.
Vous dites souvent qu’il faut échouer pour apprendre ; en même temps, il faut aussi de la discipline pour réussir…
Le mot échec prend un sens négatif en France, et positif en Angleterre. Ici, un chercheur échoue lorsqu’il fait face à une expérience dont l'issue ne correspond pas à ce qu’il attendait. Et pourtant ! En sciences, on apprend toujours d’une réaction qui n'a pas donné le résultat escompté, et quasiment jamais lorsqu’elle est conforme à nos attentes. En Angleterre, les échecs successifs sont des briques qui permettent de construire l'édifice. Mais vous avez raison, la discipline est également essentielle. Je fais beaucoup de sport, de la course à pied en l’occurrence. La course est un moment de solitude idéal pour réfléchir. C'est une forme de méditation active et une discipline. Se lever tôt quand il fait froid pour courir deux heures avant d'aller travailler développe une certaine force mentale. Celle-ci est essentielle dans le travail d’un chercheur car il y a tellement de frustration.
L’échec dont on parle, il faut quand même l'assumer, le surmonter. Quand on envoie un article pour publication, après y avoir passé cinq ans avec son équipe entière, et qu’il est rejeté (parfois pour de mauvaises raisons), il faut une vraie force mentale. Il y a dans notre milieu une forme de terrorisme de la publication qui est extrêmement difficile à vivre. Quand on a fait travailler des gens très dur en promettant le succès et qu’un papier ne passe pas, il faut de la force pour tenir et convaincre son équipe qu’on va rebondir.
Vous avez rejoint l'Institut Curie en 2015 pour monter une équipe qui réunit des expériences et des cultures très larges. Est-ce une force ?
Cette diversité signe l’esprit de mon laboratoire. En France, de nombreux chercheurs se glorifient de ne pas avoir fait de post-doc à l’étranger et d'avoir décroché tout de suite un poste permanent. Moi, j'ai eu la chance de faire une partie de ma thèse à Oxford et d’enchainer deux post-docs à Cambridge, où je suis resté huit ans. Sur place, cela m'est arrivé d'être invité à des dîners qui réunissaient vingt personnes et vingt nationalités. Dans mon laboratoire, c’est un peu la même chose. Les cultures sont différentes, comme les manières d'approcher les sujets. Et souvent, il faut regarder le même problème avec un autre angle pour trouver une solution.
Vous êtes lauréat 2023 du Prix Liliane Bettencourt pour les sciences du vivant. Qu'est-ce que vous a apporté cette récompense ? Et que pensez-vous de l’engagement de la Fondation dans ce domaine ?
Je suis très heureux et très fier d’avoir reçu un prix dans le champ des sciences du vivant alors que je suis chimiste de formation. Je le vois comme un message : la biologie m'accepte dans son monde. Et je pense que c’est aussi cette double culture que la Fondation a voulu saluer.
Par ailleurs, la communauté scientifique a beaucoup de respect pour l’engagement de la Fondation, assez unique. Elle investit dans les gens plutôt que dans les projets et donne aux chercheurs du temps, avec une totale liberté d'action. La Fondation a également réussi à construire une communauté autour d’une ambition – l'excellence scientifique. Celle-ci est constituée de gens qui ont envie de réussir, mais aussi de voir les autres réussir avec eux. Il n'y a pas de compétition négative à la Fondation. Lorsque l’un d’entre nous reçoit une promotion ou sort un bel article, il y a toujours des messages de félicitations qui viennent d’un peu partout. Dans ce métier si difficile, c’est très important, et très motivant.