« Nos études montrent clairement le lien entre l’alimentation et le risque de développer cancers, maladies cardiovasculaires ou obésité » Entretien avec Mathilde Touvier
C’est l’une des chercheuses les plus reconnues au monde dans le domaine de la nutrition, à l’origine notamment de l’étiquetage Nutri-Score. Directrice de l’équipe Inserm de recherche en épidémiologie nutritionnelle (CRESS-EREN) depuis 2019 et lauréate en 2021 du prix Coup d’élan pour la recherche française, Mathilde Touvier étudie désormais les dangers des différents additifs et aliments transformés. Nous l’avons rencontrée à l’occasion de l’inauguration de ses nouveaux locaux, au sein de l’Université Sorbonne Paris Nord à Bobigny.
Vous êtes ingénieure agronome et avez rejoint l’équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle de Bobigny dès 2008. Pourquoi cet intérêt pour l’alimentation ?
Je trouve le sujet passionnant car il se situe au carrefour de multiples domaines. Il concerne bien sûr la santé, et nous avons des preuves aujourd'hui de l’impact majeur de l'alimentation dans la prévention, ou la survenue, de certaines maladies chroniques. Mais l’alimentation recouvre également des aspects socio-culturels et socio-économiques qui induisent une prise en compte de l'humain dans sa globalité. Quand j'ai découvert le domaine de la santé publique et son intérêt pour l’alimentation, j’ai été séduite par le croisement des deux disciplines, ce regard porté à la fois sur l’individu, et la population.
Les récentes recherches autour de l’alimentation ont permis d’ouvrir de nouveaux champs de connaissance. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Initiée il y plusieurs décennies, la recherche en nutrition a commencé par identifier les vitamines, les minéraux, les micro et macronutriments en lien avec le fonctionnement du corps humain et certaines maladies. Dans les années 2000, on s'est aperçu que telle ou telle vitamine, glucide ou lipide agissait d'une certaine manière, mais aussi que l'ensemble, c’est-à-dire les synergies, les interactions entre ces éléments, pouvait jouer un rôle sur la santé. Ces dernières années, sont également apparus des sujets liés à la transformation et à la formulation des aliments, notamment les additifs alimentaires et leur impact potentiel sur la survenue de pathologies. Nous en sommes aujourd’hui à un regard global et systémique, du rôle de l’alimentation sur la santé.
Vous avez lancé l’étude NutriNet-Santé en 2009. Comment se déroule-t-elle et quelle est sa mission ?
Cette web-cohorte était alors la première de cette taille au niveau international et elle réunit aujourd'hui 178 000 participants, qui remplissent régulièrement des questionnaires via Internet sur leur alimentation, leur mode de vie, leur activité physique, leur consommation d’alcool, de tabac ; et évidemment sur l’évolution de leur état de santé. Nous pouvons ainsi corréler différents comportements alimentaires et le risque, plus ou moins important, de développer des cancers, des maladies cardiovasculaires, une obésité ou d'autres pathologies.
L’objectif est donc de montrer, par l'exemple, la relation entre alimentation et santé ?
Il ne s’agit pas seulement d’une image au temps T. Nous utilisons des méthodologies en épidémiologie qui permettent, par exemple, de nous intéresser à une exposition donnée. En ce moment, nous travaillons, par exemple, sur les aliments ultra-transformés et les mélanges d'additifs alimentaires, mettant en avant, selon les niveaux de consommation de tel ou tel composé, ceux qui sont les plus associés au risque de pathologie. Pour cela, nous prenons en compte les autres paramètres qui pourraient biaiser cette relation : le statut socio-économique des participants, leur apport en calories, leur statut tabagique… Grâce à cette cohorte, nous disposons de suffisamment de profils pour réaliser les ajustements nécessaires dans les modèles et prendre en compte cette diversité, au-delà de l'exposition qui nous intéresse.
Votre équipe est également à l’origine de l’étiquetage Nutri-Score en 2017. Pouvez-vous nous rappeler sa mission ?
L’équipe a imaginé le logo Nutri-Score sur une idée de Serge Hercberg qui dirigeait alors notre laboratoire. Pour cela, nous sommes partis d’un constat. Des informations étaient proposées en face arrière des emballages de produits (teneur en gras, en sucre, en fibres...) mais personne ne les lisait car elles étaient trop longues et compliquées à interpréter. Nous avons donc choisi de traduire tout cela par une information simple : un logo, cinq lettres et cinq couleurs, attestant de la qualité nutritionnelle globale des aliments. Plus de 130 publications scientifiques internationales ont montré l’efficacité du Nutri-Score et, selon un récent rapport de l'OCDE, 2 millions de cas de maladies chroniques pourraient être évités d'ici 2050 s’il devenait obligatoire en Europe.
Combien de pays ont adopté NutriScore en Europe ?
On en compte sept et cette question de le rendre obligatoire en Europe est actuellement en réflexion à Bruxelles. Mais indépendamment des réglementations, le marché a compris qu’il devait jouer le jeu car ce logo est désormais très connu et apprécié des consommateurs qui l’utilisent comme un véritable guide. Aujourd’hui, plus de 1 400 marques sont engagées dans la démarche et nous observons un vrai impact du logo dans la transformation de l'offre alimentaire. Des données en France et en Espagne attestent d’une évolution du marché avec un recul des produits D et E et une augmentation des ventes de produits A. Il est important de faire savoir cela, d’aider les consommateurs à prendre la mesure de leur pouvoir ; en privilégiant des aliments plus vertueux, ils obligent les industriels à s’adapter.
De plus, un comité scientifique international, qui réunit les sept pays ayant adopté le Nutri-Score, se penche régulièrement sur les améliorations possibles de l'algorithme, notamment en intégrant les nouvelles connaissances sur les liens nutrition-santé. Enfin, nous sommes aidés par le développement d’applications qui relaient des informations autour de la qualité de l’alimentation, à l’image d’Open Food Facts, gratuite et soutenue par Santé Publique France.
Dès 2018, vous avez montré les liens possibles entre aliments transformés et risque de développer certaines pathologies. Que recouvre ce terme ?
Ces aliments subissent des procédés de transformation importants : cracking, extrusion, hydrogénation… La plupart contiennent aussi des additifs dits cosmétiques (émulsifiants, colorants…), présents pour rendre le produit esthétique ou accentuer sa saveur. On peut aussi retrouver d'autres ingrédients comme des huiles hydrogénées, du sirop de glucose ou de fructose, ce qui en fait alors des aliments ultra-transformés.
Quel lien avez-vous mis en lumière entre ces aliments et le développement de certaines pathologies ?
Via notre étude NutriNet Santé, nous avons été les premiers au niveau international à montrer les relations entre la part d’aliments ultra-transformés dans le régime alimentaire et un risque accru de cancers, de maladies cardiovasculaires, de diabètes de type 2 ou de mortalité. Dans la foulée de nos premières publications, 75 études montrent désormais des liens cohérents entre ces aliments et le risque de développer ces maladies. Nous travaillons aujourd’hui sur les ingrédients plus spécifiques qui peuvent déclencher ces pathologies, notamment les additifs alimentaires. Grâce à NutriNet Santé, nous avons collecté depuis 2009 les noms commerciaux et les marques des aliments industriels consommés, ce qui permet de travailler sur une liste précise des ingrédients et des additifs, là où d'autres études dans le monde n'ont pas ce niveau de détail.
Pouvez-vous nous parler plus précisément de l’aspartame ?
Il est largement répandu et entre dans la composition de nombreuses boissons édulcorées et d’édulcorants de table ; de même que l’acésulfame potassium, un autre édulcorant très utilisé. L'an dernier, le Centre international de recherche contre le cancer de l'OMS a conduit une expertise collective, prenant en compte toutes les études existantes aussi bien chez l'animal que chez l'homme. Tout comme nos propres études, l’enquête a conclu que l'aspartame est un cancérigène possible pour l'homme. Tout cela commence à faire bouger les lignes au niveau de l'étiquetage et, on l’espère, des pratiques industrielles. Mais l’aspartame n'est toujours pas interdit.
Depuis 2019, vous êtes à la tête de l’EREN et travaillez avec une équipe assez large, ce qui vous permet d’appréhender d’autres champs, notamment l’incidence de l’activité physique sur notre état de santé. Pouvez-vous évoquer ces recherches ?
Notre volonté est d'identifier les facteurs de risques et de protection, véhiculés par notre alimentation sur la santé mais nous travaillons aussi à l'impact de mécanismes sous-jacents : le rôle du microbiote intestinal, du stress oxydant… Nous nous intéressons aussi aux comportements nutritionnels au sens large, qui incluent l’activité physique, ainsi qu’aux impacts de notre alimentation sur l’environnement. Quels déterminants génétiques, socioéconomiques ou culturels président à nos modes de vie ? Toutes ces questions nous aident à identifier les freins, et les leviers, à actionner pour faire évoluer les comportements dans le bon sens, et guider les politiques nutritionnelles de santé publique.
Vous venez d’évoquer les aliments protecteurs, quels sont-ils ?
Il y a heureusement beaucoup d'aliments, de nutriments et de comportements protecteurs. Tous sont mis en avant dans les recommandations du Programme national nutrition santé (PNNAS) qui constitue le fondement de la politique nutritionnelle en France. Ce programme a démarré en 2001 et les recommandations sont régulièrement remises à jour. Nous avons beaucoup communiqué autour des cinq portions de légumes et fruits par jour et je pense que la France entière connait désormais ce conseil, même si tout le monde ne le suit pas. 72 % des adultes sont encore en deçà, notamment dans les populations défavorisées. Il reste encore des progrès à faire mais, au moins, cette recommandation est connue. D'autres le sont moins. Le fait de consommer deux poissons par semaine, dont un poisson gras pour la santé cardiovasculaire, deux produits laitiers par jour pour la protection du cancer colorectal et la santé osseuse. Les légumineuses et légumes secs sont aussi très importants car ce sont de bonnes sources de fibres et de protéines et elles peuvent participer à la réduction de la consommation de viande rouge et de charcuterie, également recommandée : pas plus de 500g par semaine pour la viande rouge et 150g pour la charcuterie par semaine. Enfin, les fruits et légumes sont également très protecteurs car ils contiennent à la fois des fibres alimentaires, des vitamines, des minéraux, des antioxydants et offrent de plus un sentiment de satiété qui permet une régulation de l’apport énergétique.
Vous avez reçu en 2021 le prix Coup d’élan pour la recherche française de la Fondation Bettencourt Schueller. Que vous a-t-il apporté ?
Cette récompense a été très précieuse pour l'équipe. Elle a permis de faire des investissements pour la recherche (l’achat de congélateurs pour conserver les prélèvements biologiques) et de rénover le laboratoire qui en avait bien besoin. Au-delà de l’amélioration des conditions de travail, nous sommes très reconnaissants à la Fondation d’avoir distingué notre recherche et de nous laisser agir dans une vraie confiance et liberté. C’est ce respect des chercheurs qui fait aussi de ce financement l’un des plus appréciés de la communauté scientifique.