Interview d'Emmanuelle Charpentier « Impulscience accompagne les meilleurs chercheurs sur le chemin de la découverte »
Prix Nobel de chimie 2020, Emmanuelle Charpentier est également la marraine du programme Impulscience, lancé en 2022 par la Fondation Bettencourt Schueller pour soutenir les grands talents de la recherche française en sciences de la vie. À l’occasion de l’annonce des lauréats 2023, elle nous dévoile l’esprit de la deuxième édition, son regard sur cet ambitieux projet et nous rappelle les forces, et les faiblesses, de la recherche française.
La Fondation vient de dévoiler le nom des sept lauréats Impulscience 2023. Quel est l’esprit de cette promotion, sa singularité ?
Avec 5 femmes sur les 7 chercheurs distingués, ce palmarès s’inscrit tout d’abord dans une parité que je tiens à saluer. Autre caractéristique, les lauréats travaillent dans des laboratoires répartis dans toute la France ; cela atteste des effets positifs de la décentralisation et montre qu’il existe, désormais, une recherche d’excellence dans l’ensemble de l’hexagone. Cinq sur sept sont d’origine étrangère (Ashley Nord est américaine, Paul Conduit anglais, Simonetta Gribaldo italienne, Anne Beyeler franco-suisse, Rebecca Wild allemande). Tous sont installés en France depuis plusieurs années, preuve que notre pays continue d’aimanter les talents, grâce notamment à la stabilité d’emploi qu’offrent des structures comme le CNRS ou l’Inserm. La France s’inquiète souvent de la fuite de ses cerveaux ; elle doit aussi être fière de sa capacité d’attraction.
Le programme vient soutenir les chercheurs les plus talentueux. Privilégie-t-il aussi les domaines de recherche les plus prometteurs ?
Les sujets retenus cette année s’articulent autour de la biologie structurale, des neurosciences et de l’étude des bactéries. Tous sont novateurs et témoignent d’une vraie prise de risque. Mais l’intérêt de ce programme réside aussi dans le fait qu’il peut évoluer chaque année et donner une égalité de chance à tous les sujets, pourvu qu’ils soient liés aux sciences de la vie.
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L’édition 2023 s’inscrit-elle dans le droit fil de la précédente ?
Elle accueille davantage de femmes, s’ouvre à d’autres thématiques. Comme je le soulignais, les sujets se répartissent entre des pôles forts et une vraie diversité. Ceci me semble essentiel et il faudra continuer à miser sur cet élargissement. Le monde scientifique manifeste parfois trop d’intérêt pour certaines thématiques au détriment d’autres, qui sont éclipsées. Le phénomène est dangereux car les choses vont très vite. Les chercheurs s’en détournent et des pans entiers d’expertise peuvent disparaître. L’un des rôles d’Impulscience est, justement, de faire émerger une pluralité de sujets.
Avez-vous déjà un retour d’expérience de la première édition ?
J’ai découvert que six publications sont déjà acceptées, ce qui confirme le niveau d’excellence des candidats. Par ailleurs, les lauréats sont dans une bonne dynamique et cela se voit. Beaucoup ont déjà procédé à l’acquisition du matériel qu’ils avaient planifiée. La plupart sont en voie de finalisation de leurs recrutements et je note une tendance forte à la transdisciplinarité dans les profils retenus : bioinformaticiens, biophysiciens, ingénieurs…
Cette diversité correspond à l’évolution de la recherche en biologie, qui impose de réunir des expertises différentes pour offrir des réponses plus profondes aux questions posées. C’est le sens de l’histoire mais aussi une caractéristique hexagonale. J’entends souvent les étrangers dire que les français ont un goût pour la culture, une curiosité intellectuelle qui les pousse à s’intéresser à d’autres domaines ; à faire des ponts entre les disciplines. Mêler les points de vue participe d’une créativité très française, que le monde entier nous reconnaît.
Vous avez accepté de devenir marraine d’Impulscience. Pouvez-vous nous dire ce qui a suscité votre adhésion ?
Ce type de programme est crucial pour la recherche française, dont le frein principal tient à la faiblesse des financements. Dans ce contexte, il est essentiel qu’une fondation de l’envergure et de la notoriété de la Fondation Bettencourt Schueller puisse promouvoir la recherche. Ce programme est exactement celui qui m’aurait permis de revenir en France. Il y a quelques années, j’ai dû partir en Suède pour bénéficier d’un financement du type Impuslcience. Ce soutien a été ma chance. Sans lui, je serai peut-être restée dans mon laboratoire en Autriche. Ou j’aurais quitté la science, et abandonné les recherches qui m’ont amenée à la découverte du CRISPR-Cas9.
Ce programme vient soutenir les chercheurs déjà expérimentés. Vous dites qu’il est « difficile de commencer, plus difficile encore de continuer. »
Les jeunes chercheurs sont dans une énergie de début de carrière. Ils acquièrent ensuite de la maturité, publient dans les meilleures revues et certains se retrouvent sur de très bonnes lancées, portés par des sujets très prometteurs. C’est à ce moment qu’ils ont besoin d’un coup de pouce pour faire la différence, entrer de plain-pied dans la compétition internationale. Or, beaucoup se retrouvent englués dans des problèmes administratifs et des recherches de financement pour assurer le développement de leur laboratoire. Impulscience les aide à exploiter ce « bon moment » ; il les accompagne sur le chemin de la découverte.
Le programme offre une dotation importante et sur le temps long (nldr 2,3 millions sur cinq ans). Il donne aux meilleurs chercheurs l’opportunité de s’impliquer totalement dans leur recherche. Ce qui fait l’étincelle en sciences ? Le bon sujet, et les bonnes conditions. La possibilité d’être concentré sur son sujet, la liberté de ne penser qu’à cela, le temps d’encadrer son équipe pour lui permettre de donner le meilleur. Impulscience offre cet écosystème ; sans compter la visibilité et le prestige de la Fondation.
Quels sont, aujourd’hui, les atouts et les faiblesses de la recherche française ?
Les Français ont tendance à tout voir de façon négative et ne se rendent pas compte de l’excellence de leur recherche. En France, la culture scientifique est forte ; les universités dispensent un enseignement de haut niveau ; les chercheurs sont créatifs. Nous devons, néanmoins, faire face aux mêmes difficultés que les autres pays, notamment en termes de recrutement.
Le XXIe siècle est celui de la science – et surtout des technologies – mais beaucoup d’élèves se détournent de cet univers, dès la fin du secondaire. D’autres suivent un parcours scientifique mais, après leur doctorat ou leur PhD aux Etats-Unis, choisissent de travailler dans l’industrie ou les biotechs, jugés plus rémunérateurs et sans doute plus dynamiques. Face à cette désaffection pour les sciences dures, le système doit se réformer. Il faut écouter les générations émergentes, prendre en compte les révolutions silencieuses. La contrainte de l’évaluation régulière en biologie fait souvent peur ; la tyrannie des publications décourage. Par ailleurs, les jeunes générations sont aussi dans un nouveau rapport au travail, moins enclin à rester tard au labo ou y passer un week-end. Il faut susciter l’intérêt, l’enthousiasme, mais accepter ce nouvel état d’esprit.
La France doit également faire face à des problèmes spécifiques…
Le principal écueil est celui du financement, la recherche française a besoin d’investissement. Certaines universités sont délabrées, les locaux vétustes. Les salaires ne sont pas assez élevés et, trop souvent, les conditions de financement ne permettent pas à une équipe de rester compétitive sur le plan international, par manque de moyens techniques et humains.
Par ailleurs, les structures se sont complexifiées. L’administration est très présente ; elle est surtout pesante. Elle ne soutient pas assez ses chercheurs qui sont nombreux à avoir perdu confiance en elle. Et je ne parle pas des étrangers qui rejoignent nos instituts et sont stupéfaits de voir qu’on n’y parle pas anglais ! Notre administration doit se simplifier, et s’internationaliser. L’enseignement, enfin, reste de haut niveau mais trop scolaire. Il doit être revu dans le supérieur mais également au primaire et dans le secondaire. Il faut davantage sensibiliser les élèves à l’intérêt des sciences, leur faire percevoir la richesse et l’attractivité de ce domaine, en phase avec les grands enjeux concernant l’avenir de notre planète. L’enseignement doit, à nouveau, faire des sciences un univers prestigieux, désirable, et pas seulement dans le monde académique.
Impulscience vient de présenter sa seconde promotion. Comment doit-il évoluer, selon vous, pour affiner et amplifier encore son action ?
Le programme a déjà évolué durant ses deux premières années. Nous sommes désormais riches de deux promotions, avec un nombre de lauréats suffisants pour organiser des échanges autour de leur pratique, leurs réussites et leurs difficultés. Bâtir une communauté, une famille Impulscience. Ces moments peuvent aussi être l’occasion, pour la Fondation, de proposer des conférences sur des sujets trop souvent négligés. Des sujets qui ne sont pas liés à la recherche proprement dite mais se révèlent essentiels dans la bonne conduite d’un projet. Je pense au management d’équipe dont on n’évalue pas assez l’importance ou encore à l’élaboration d’une stratégie pertinente en termes de publication. Les chefs de laboratoire, les « team leaders » doivent maîtriser ces sujets. Souvent sous-estimés, ils sont pourtant des éléments-clé de réussite.
Emmanuelle Charpentier, 10e Prix Nobel de chimie français
Emmanuelle Charpentier a reçu le Prix Nobel de chimie en 2020, conjointement avec l’américaine Jennifer Doudna, pour la mise au point de CRISPR/Cas9 : des « ciseaux moléculaires » capables de modifier les gènes humains, ce qui constitue une percée révolutionnaire. En effet, si la thérapie génique permet d’insérer un gène normal dans les cellules qui présentent un gène défaillant afin qu’il remplisse les fonctions que ce dernier n’effectue pas, CRISPR/Cas9 va plus loin. Au lieu d’ajouter un gène nouveau, il modifie le gène existant et permet aux scientifiques de couper l’ADN exactement où ils le souhaitent pour, par exemple, créer ou corriger une mutation génétique et soigner les maladies rares.
Emmanuelle Charpentier en 5 dates :
1968 – Naissance à Juvisy-sur-Orge
1995 – Doctorat en microbiologie à l’Université Pierre et Marie Curie à Paris. Post-doctorats aux USA (université Rockfeller à New York, St-Jude Children’s Research Hospital à Memphis…)
2002-2009 – Professeure invitée, puis assistante professeure à l’université de Vienne en Autriche.
2009-2015 – Professeure associée à l’université d’Umeå en Suède.
2015 – Directrice de l’Institut Max-Planck de biologie des infections à Berlin. Depuis 2018, directrice de recherche du Centre Max Planck pour la science des pathogènes.
2020 – Prix Nobel de chimie, conjointement avec la biochimiste américaine Jennifer Doudna.
Le programme Impulscience
Depuis 2022, Impulscience® est attribué chaque année à 7 chercheurs en sciences de la vie, de haut niveau, accueillis par un organisme public de recherche français. Ces chercheurs sont sélectionnés lors des appels à projets du Conseil Européen de la Recherche et classés A après la deuxième phase de sélection, mais n’ont pas obtenu ce financement par manque de fonds budgétaires européens. Après sélection par le conseil scientifique de la Fondation Bettencourt Schueller, chaque projet est accompagné financièrement sur une durée de 5 ans à hauteur de 2,3 millions d’euros chacun, comprenant la prise en charge des frais de gestion et une prime personnelle pour le chercheur.
Le programme Impulscience® a pour ambition de récompenser et d’accompagner des chercheuses et chercheurs d’excellence en France, et de renforcer l’attractivité de la France comme lieu de recherche pour y conserver ses talents et en attirer d’autres. Il répond à deux impératifs : préserver la liberté d’innovation des chercheurs et les soutenir dans la durée.
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