Être chercheur en France Interview avec les chercheurs britannique Paul Conduit et portugais Filipe Pinto Teixeira.
Engagés par le CNRS, tous deux ont bénéficié de la dotation ATIP-Avenir − soutenue par la Fondation Bettencourt Schueller − qui favorise l’installation de chercheurs de haut niveau, désireux de créer leur propre équipe dans notre pays.
Paul Conduit, vous avez commencé votre carrière au Royaume-Uni avant de rejoindre l’Institut Jacques Monod comme chef d'équipe en 2020. Pouvez-vous, tout d’abord, nous présenter votre domaine de recherche ?
Paul Conduit : Mon laboratoire étudie le processus de formation des microtubules - des filaments essentiels à la structure de nos cellules qui remplissent des fonctions bien spécifiques, comme la séparation des chromosomes pendant la division cellulaire. Nous étudions cela sur les neurones de la mouche drosophile, car les mécanismes de formation de microtubules sont similaires à ceux de l’Homme, et en plus nous pouvons facilement en manipuler le génome. Les composants de processus qui nous intéressent sont tellement petits que nous utilisons des techniques de microscopie à haute puissance pour les étudier.
Filipe Pinto Teixeira, vous avez vous-même travaillé dans différents pays avant de prendre la tête d'un laboratoire au Centre de Biologie Intégrative (CBI) à Toulouse en 2019. Pouvez-vous nous parler de vos recherches ?
Filipe Pinto Teixeira : Avec mon équipe, nous étudions les mécanismes qui contribuent à l'organisation des réseaux de neurones. Nous utilisons également la mouche drosophile comme système modèle.
Vous avez, l’un et l’autre, choisi de poursuivre votre carrière dans notre pays. Qu’est-ce qui a motivé votre décision ?
Paul Conduit : J’ai été très sensible à la possibilité d’obtenir un poste en CDI, ce qui permet de se concentrer sur la recherche scientifique sans s’inquiéter de l’avenir. Cette sécurité rend plus serein, même si les exigences restent identiques, en termes de publication ou d’obtention de fonds. Par ailleurs, ma femme est française. Nous nous sommes rencontrés au Royaume-Uni et avons toujours pensé rejoindre un jour la France. Le Brexit a été l'occasion de sauter le pas.
Filipe Pinto Teixeira : La qualité de l’environnement scientifique du Centre de Biologie Intégrative a beaucoup pesé sur ma décision. La perspective de bénéficier d’un emploi fixe a compté mais elle n’a pas été un facteur décisif car cette sécurité a un coût en termes de salaire, peu compétitif. Néanmoins, je pense que ces postes permanents constituent un atout majeur pour la recherche française. Ils permettent d'envisager des projets risqués et innovants, sans mettre en péril l’emploi des chercheurs impliqués. Sur un plan plus personnel, cela faisait sens pour moi de revenir en Europe, après les États-Unis et les Emirats Arabes Unis.
Une fois arrivés, vous vous êtes plongés dans l’univers de la recherche française. Quelles ont été vos premières impressions ?
Paul Conduit : J’ai été, je dois l’avouer, surpris par le poids de la bureaucratie dont j’ai directement subi les effets. J'avais déjà formé deux doctorants à l’Université de Cambridge (membre du top 10 des universités mondiales) et pourtant... J'ai dû repasser un diplôme français, "l'habilitation de recherche" pour superviser des étudiants. Une année à remplir des formulaires, et une vraie perte de temps ! En revanche, j’ai eu la chance d’être très soutenu par l’Institut Jacques Monod, et son directeur Michel Werner. Grâce à cela, j’ai obtenu plusieurs subventions pour étoffer mon équipe et intensifier notre recherche. J'ai aussi eu la bonne surprise de me voir proposer une "chaire d'excellence", précieuse pour attirer les talents internationaux.
Felipe Pinto Teixeira : Je confirme les propos de Paul. Le système français est très bureaucratique et je mentionnerais un autre frein à l’intégration des chercheurs étrangers en France. Le français est la seule langue parlée et il est, du coup, difficile de se sentir chez soi. En revanche, j’ai trouvé, au CBI, une équipe très collégiale et solidaire.
Filipe, vous avez eu l’opportunité de créer pour la première fois une équipe via la dotation ATIP-Avenir. Comment avez-vous recruté vos collaborateurs ?
L’expérience a été excitante et parfois frustrante car j’ai reçu des étudiants motivés, mais rétifs à la nécessité de parler anglais au sein du laboratoire. La langue a été un critère de sélection mais, à niveau scientifique égal, j’ai aussi choisi d'embaucher de "bons collègues", pour bâtir un environnement de travail dans lequel tous puissent se sentir à l’aise.
Paul, vous avez bénéficié de la même opportunité mais aviez déjà monté une équipe au Royaume-Uni. Quelles différences entre ces deux expériences ?
Lorsque j'étais à Cambridge, je disposais d’un grand nombre de candidatures, largement liées au prestige de l’université. Les demandes sont, ici, moins nombreuses mais j’ai reçu des dossiers de chercheurs de haut niveau, attirés par un poste permanent. Cet atout, crucial sur un plan personnel, l’est aussi en termes scientifiques car il permet de disposer d’une équipe pérenne. Enfin, les candidatures ont été majoritairement françaises, ou venant de pays francophones.
Vous venez d’évoquer, à plusieurs reprises, l’usage du français dans nos laboratoires. Quel regard portez-vous sur le sujet ?
Paul Conduit : Il constitue indéniablement un frein à l’intégration des chercheurs étrangers. L’administration, les ressources humaines, les échanges quotidiens… Tout est en français ! Au sein du laboratoire, nous parlons anglais mais certaines équipes de l’Institut font leurs réunions en français. C’est un handicap pour les étrangers. Cela l’est tout autant pour les étudiants et les post-doctorants français qui seront, tôt ou tard, confrontés à l'anglais.
Filipe Pinto Teixeira : J'ai, moi aussi, découvert que peu de Français maîtrisent l'anglais et c’est, à mes yeux, un réel problème. Je pense que le système devrait être entièrement bilingue car l’anglais est LA langue de la science. Mon équipe est très internationale, nous échangeons en anglais mais le sujet reste compliqué. Un exemple ? Les formations proposées par le CNRS sont en français et nous ne pouvons pas en bénéficier.
Quelles autres différences culturelles avez-vous noté ?
Paul Conduit : Le rapport à la hiérarchie est particulier en France, avec l’usage du vouvoiement. Cela induit une forme de respect un peu excessif, notamment face à mon statut de chef d'équipe, mais la distance créée est assez saine.
Filipe Pinto Teixeira : Selon moi, chaque institution présente ses particularités, indépendamment des pays. Au CBI, l’approche hiérarchique est horizontale et le fonctionnement démocratique. C’est une bonne chose, même si cela rend difficiles les prises de décision ! Je pense qu’il existe aussi une façon de penser commune à tous les scientifiques. La recherche n’est pas un exercice facile. On est confronté à l'échec, il faut construire une pensée critique et une résilience permanente. Les chercheurs sont généralement des personnes créatives et fascinées par l'inconnu. D'ailleurs, il est courant de découvrir qu'un scientifique est aussi un artiste.
Que pensez-vous des conditions de travail dans votre domaine en France ?
Paul Conduit : "Pourquoi quitter Cambridge pour venir en France ?" On me pose souvent la question. Je réponds que les chercheurs bénéficient, ici, de bonnes conditions de travail. Les scientifiques français ont parfois tendance à assombrir la situation et n’ont pas toujours conscience des atouts dont ils disposent. Beaucoup considèrent qu’il est difficile d'obtenir de l'argent.
Filipe Pinto Teixeira : Le CNRS est un acteur majeur de la recherche fondamentale française. En revanche, j’ai travaillé à l’étranger dans différentes institutions et je pense qu'en France, le budget consacré à la recherche fondamentale est trop faible. En 2020, la Suisse consacrait 3,17 % de son PIB à la recherche, l'Allemagne 3,4 %, l'Autriche 3,2 % et la France seulement 2,35 %.
Quel rôle joue, selon vous, le programme ATIP-Avenir dans la dynamique de la recherche française ?
Paul Conduit : Il est fondamental. C'est, en effet, l'un des rares programmes de subventions qui permet de créer une équipe. En revanche, il souffre d'un financement limité. La somme de 300 000 euros est importante mais elle ne couvre qu'un poste de post-doctorant pendant trois ans et l'argent nécessaire à la réalisation des expériences. Or, si vous voulez lancer un laboratoire d’envergure, il faut pouvoir financer plusieurs personnes.
Filipe Pinto Teixeira : Ce programme offre à des équipes la possibilité de se constituer, mais pas d’acquérir une dimension internationale. Il est essentiel mais impose de décrocher d’autres financements.
Pensez-vous être encore en France dans 10 ans ?
Filipe Pinto Teixeira : Difficile pour moi d'imaginer rester longtemps dans un même pays. J'ai vécu au Portugal, en Espagne, aux Pays-Bas, aux États-Unis… Et maintenant la France. J'espère continuer à voyager. C'est l’un des grands privilèges des chercheurs et j’y suis très attaché. Mais pour l'instant, mon véritable objectif est de produire la meilleure science possible.
Paul Conduit : Je n’imagine pas rentrer au Royaume-Uni pour le moment. Je suis installé ici en famille et je ne pourrai pas disposer, ailleurs, des mêmes conditions de travail. J'espère continuer à publier des travaux qui font progresser la connaissance. Je veux regarder en arrière et dire qu’avec mon équipe, nous avons produit une science correcte, intéressante, et solide.
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La Fondation et ATIP-Avenir
Depuis 2005, la Fondation Bettencourt Schueller est partenaire du programme Avenir de l’Inserm. En 2009, le programme Avenir a fusionné avec le programme ATIP du CNRS. La Fondation soutient depuis le programme ATIP-Avenir qui favorise le retour ou l’installation en France de jeunes chercheurs de très haut niveau, porteurs d’un projet de recherche de qualité exceptionnelle, et désireux de créer leur propre équipe.
Le programme ATIP-Avenir est aujourd’hui un label d’excellence reconnu et un tremplin pour l’obtention d’autres financements.
Le montant de la dotation s’élève à 300 000 euros.
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