Hugues de Thé : « La Fondation soutient les meilleurs chercheurs et les projets les plus innovants » Retour sur dix ans de présidence du Conseil scientifique
Membre de l’Académie des sciences, professeur au Collège de France et médecin de formation, Hugues de Thé est également aux commandes du Conseil scientifique de la Fondation depuis 2014. À l’occasion des dix ans de sa présidence, il nous dévoile son regard sur ses propres travaux, la situation de la recherche française en sciences de la vie, et le rôle-clé du mécénat de la Fondation dans ce domaine.
Vos travaux en oncologie cellulaire et moléculaire sont reconnus mondialement. Pouvez-vous nous décrire, en quelques mots, les grands axes de vos recherches ?
Ces axes se sont imposés d’eux-mêmes. Dès mes premières années d'études de médecine, j’ai découvert la pharmacologie – l'étude des médicaments – et j’y ai tout de suite vu un moyen de sonder, de décrypter le vivant grâce à la chimie. Cette passion ne m'a jamais quittée et je l'ai nourrie à travers une démarche spécifique : comprendre les bases biologiques des traitements anticancéreux dits « non-conventionnels ». En l'occurrence, il s’agit de traitements empiriques dont les effets, quasi miraculeux, ont été observés en Chine dès les années 1980, sans que la base moléculaire n'en soit comprise. Durant 35 ans, mon équipe et moi-même avons poursuivi nos recherches, avec une conviction : si un patient atteint d'un cancer entre en rémission avec ces traitements – et ce dans tous les cas –, il est alors essentiel de tenter d’expliquer scientifiquement cette réponse inattendue, voire paradoxale.
Comment se sont alors orientées vos recherches ?
Des collègues chinois de Shanghai avaient observé que l'acide rétinoïque, un dérivé de la vitamine A, était capable de provoquer des rémissions complètes chez des patients atteints d’un certain type de cancer – la leucémie aiguë promyélocytaire (LAP). Partant de cette observation, et de l'existence dans cette maladie d'une cassure/fusion entre deux chromosomes (translocation), nos recherches ont montré que la maladie était due à l‘anomalie d'un récepteur à l'acide rétinoïque, directement ciblé par le traitement. Ces collègues cliniciens ont ensuite découvert qu’un second médicament – l'arsenic blanc – produisait le même effet. Nous avons poursuivi nos recherches et compris que cette translocation colle deux morceaux de protéines pour créer une protéine de fusion, responsable de la genèse de ce cancer. Nous avons alors découvert que les deux médicaments – acide rétinoïque et arsenic – se fixaient chacun à un des côtés de cette protéine de fusion, induisant sa dégradation. Et quand on détruit le chef d'orchestre, la musique s'arrête… La tumeur s'effondre.
Ces découvertes ont-elles mené à des applications cliniques ?
Grâce à une observation réalisée à partir de modèles in vivo (avec des souris), nous avons montré dès 1999 que ces deux produits, que l'on croyait antagonistes, étaient en fait synergiques. Administrés ensemble, ils guérissaient toutes les souris. Je reviens d'un congrès à Rome consacré à cette maladie : après quelques semaines de traitement, tous les patients sont guéris, et ce dans le monde entier. Par ailleurs, j’avais longtemps pensé qu’arsenic et acide rétinoïque ne seraient actifs que dans cette maladie. Ces dernières années, on s'est aperçu qu’ils l’étaient également dans d'autres formes de leucémie, mais pas avec le même niveau d'activité. Celle-ci est moins importante que dans la leucémie promyélocytaire, mais est néanmoins cliniquement exploitable.
Ont-elles ouvert d’autres pistes en termes de recherche ?
De façon très empirique, nous avons suivi le fil de cette maladie pour découvrir où il nous menait. Nous nous sommes intéressés à l'organisation du noyau de la cellule, dont on a longtemps pensé qu’il s’agissait d’une espèce de « soupe » avec de l'ADN au milieu. Or, il s’agit d’un labyrinthe très compartimenté avec ses couloirs et ses petites pièces. Dans cette architecture nucléaire, une partie est organisée par l’un des morceaux de la protéine de fusion appelé PML. Nous nous sommes alors intéressés à la biologie de PML et avons découvert des domaines nucléaires spécifiques, dont l’une des fonctions est de modifier les protéines qui s'y accumulent. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais ces modifications vont changer les fonctions de ces protéines cibles et, parfois, induire leur dégradation. Ces découvertes fondamentales partent d'une observation clinique, attestant une fois de plus des synergies fécondes et essentielles entre ces deux mondes.
Votre carrière est à la fois celle d’un médecin et d’un chercheur, puisque vous avez notamment dirigé une unité CNRS, puis CNRS/ Inserm. Cette double formation est-elle, selon vous, un atout majeur pour une recherche d’excellence ?
Cela ne fait aucun doute. Maîtriser à la fois les sciences et la médecine permet de créer des interfaces, des rapprochements ; d’enrichir sa connaissance de la pathologie via la biologie et vice versa. D’ailleurs, les découvertes majeures en médecine sont, le plus souvent, nées de l’interaction entre les deux disciplines, et souvent par hasard. Face à ce constat, la Fondation soutient, depuis 2007, l’Ecole de l’Inserm Liliane Bettencourt (EdILB) qui propose une formation à la recherche aux étudiants dès la 2e année de médecine. L’objectif ? Permettre à des jeunes médecins et pharmaciens de participer, puis de diriger une activité de recherche clinique ou fondamentale, dès l’internat, puis durant le clinicat. L’école reprend ainsi le modèle américain – MD-PhD – qui forme aujourd’hui les scientifiques les plus créatifs en recherche biomédicale.
Vos différentes fonctions font également de vous un observateur précieux de la recherche française. Quel regard portez-vous sur le domaine des sciences de la vie ?
Tout dépend des domaines, et des spécialités. Mais globalement, l’univers des sciences de la vie est composé de chercheurs formidables qui œuvrent au sein de quelques pôles d'excellence. Dans certains laboratoires, plus de la moitié des équipes disposent de financements alloués par l'ERC (le Conseil européen de la recherche), ce qui atteste de leur grande qualité. Néanmoins, l‘ensemble de notre recherche n'est pas toujours à l'image de ces quelques centres.
Quels sont les atouts de la recherche française ?
La France bénéficie d’un grand atout – le temps long – qui permet de retenir nos chercheurs et d’attirer beaucoup de scientifiques étrangers de haut niveau. Les contrats à durée indéterminée proposés par l’Inserm, le CNRS ou le CEA offrent un privilège rare, en Europe comme dans le monde. C’est grâce à ce temps long que j’ai pu faire face à des compétiteurs infiniment mieux dotés que moi. En revanche, ils avaient des contrats courts qui leur imposaient de publier rapidement des résultats. Nous savions qu'un certain nombre de résultats de la littérature étaient imparfaits. Nous avons pris le temps de reconstruire pour aboutir à nos découvertes.
Et ses faiblesses ?
Avant tout, le niveau des financements. Notre compétitivité est mise à mal parce que les financements alloués à la recherche biomédicale en France ne sont pas à la hauteur de ceux des pays étrangers. Selon les derniers chiffres de l'Académie de Médecine, le domaine biomédical représente en France 17% de l'effort de recherche. En Allemagne, il se situe autour de 30%, en Angleterre, plutôt de 50%. Cette situation a pour conséquence directe la faiblesse des salaires, comme des ressources de fonctionnement. Par ailleurs, notre recherche souffre d’une administration pesante, avec des procédures d'évaluation et de gestion complexes et fastidieuses. Tout cela paralyse le travail du chercheur. Enfin, la France souffre d’une désaffection relative des jeunes chercheurs pour les carrières scientifiques. Ce phénomène est international et nous faisons tous le constat que de très bons étudiants ne sont plus nécessairement attirés vers une carrière académique, préfèrant rejoindre des starts-up, ou se diriger vers les nouvelles technologies.
Vous avez accepté, en 2014, de diriger le Conseil scientifique de la Fondation Bettencourt Schueller. Pourquoi ce choix ?
Il s’est fait très naturellement, dans le droit fil d’un long compagnonnage. J'ai été membre du Conseil scientifique avant d'en être président. J'avais pu observer le fonctionnement de la Fondation et ses objectifs, la formidable équipe qui l'anime et sa générosité en faveur de la communauté médicale et scientifique. Quand la famille Bettencourt Meyers et l'équipe de la Fondation m'ont proposé de prendre cette présidence, je n'ai pas hésité.
Combien de membres composent ce Conseil et quel est son rôle ?
Nous sommes 14 chercheurs français et étrangers, avec des expertises qui couvrent une très large part du spectre des sciences du vivant. Nous nous réunissons pour sélectionner les lauréats des différents prix scientifiques de la Fondation après une expertise par des rapporteurs externes et internes et, enfin, une audition par notre conseil. Nous formons un groupe qui fonctionne harmonieusement avec une liberté de parole complète et des complémentarités de compétences qui se révèlent très précieuses.
Le mécénat de la Fondation s'inscrit-il dans la volonté de préserver l'excellence de la recherche française ?
Il est tout entier dans cette volonté d’enrayer le déclin de notre recherche et de participer à son rayonnement. Pour cela, elle agit selon ses valeurs et ses convictions. Elle croit avant tout à l’humain, aux hommes et aux femmes d’exception qui ont envie de faire avancer les choses. Rappelons sa devise, « donner des ailes aux talents ». Elle ne soutient pas des institutions, mais des projets de recherche portés par des talents. Les auditions de notre Conseil respectent cette philosophie. La nature du projet scientifique est importante mais l'enthousiasme, le rayonnement, la créativité qui s'expriment à travers une discussion avec un chercheur sont des éléments déterminants du choix final.
La Fondation agit également avec un engagement et une vision très forte...
Elle possède une solide connaissance de la recherche française, ce qui éclaire le choix de ses actions. Sa dotation substantielle lui permet d’agir avec efficacité mais pas seulement. La Fondation a pour parti pris de ne pas effectuer de « saupoudrage » mais de s’engager à long terme autour de quelques projets forts. Cette stratégie se révèle très efficace : le temps long de la Fondation va avec le temps long de la science.
C’est dans cet esprit qu’a été lancé le très ambitieux programme Impulscience ?
Né en 2022, Impulscience est calqué sur l’ERC. Ce programme européen très prestigieux soutient les meilleurs chercheurs et les projets les plus innovants. Nous auditionnons les chercheurs passés juste sur la barre de sélection de l’ERC et nous en retenons chaque année 7 dont nous finançons les projets à hauteur de 2,3 millions d’euros sur une durée de 5 ans... Le temps long de la science.
Vous avez participé à ce mécénat scientifique qui n'a cessé d'évoluer depuis sa création. Comment vous voyez les grandes lignes de ce soutien dans les prochaines années ?
C'est à la famille Meyers et à la Fondation de répondre précisément à cette question, mais je crois que ce mécénat va se poursuivre dans la continuité des valeurs qui en font la particularité et la force. Un soutien aux hommes et aux femmes d’excellence, le choix du temps long, des dotations importantes pour des projets de rupture qui constituent de vrais défis. L’engagement de la Fondation pourrait aussi se définir ainsi : la confiance et la prise de risque.