« La France avait toutes les compétences et les savoir-faire pour restaurer Notre-Dame » Grand entretien avec Philippe Jost, président de l'établissement public Rebâtir Notre-Dame.
Ingénieur et ancien membre de la direction générale de l’armement, Philippe Jost s’est engagé dans la restauration de Notre-Dame dès avril 2019. A la tête de ce chantier du siècle après la disparition du général Jean-Louis Georgelin, il dévoile les temps forts de sa mission, et le rôle clé des artisans d’art français pour relever ce défi.
Le soir du 15 avril 2019, beaucoup de Français ont pensé qu'ils ne reverraient jamais Notre-Dame de leur vie. Où étiez-vous ce soir-là et qu'avez-vous ressenti ?
Lorsque l'incendie s'est déclaré, j'étais chez moi à Versailles. L’un de mes fils m'a appris que Notre-Dame brûlait ; cela m’a paru tellement stupéfiant que j’ai voulu le vérifier de mes propres yeux. J'ai sauté dans un train et je suis allé sur les quais, devant l’Hôtel de ville puis sur le quai Saint-Louis, et je me suis retrouvé au milieu d’une foule silencieuse, émue, en larmes. J'ai été frappé par la sincérité de cette émotion. Il n’y avait là aucun voyeurisme, mais une vraie peine, des gens réellement touchés. J'ai senti qu'il se passait quelque chose d'incroyable et d'imprévisible. Personne n'avait imaginé cet incendie, personne n'avait imaginé non plus qu’il toucherait à ce point le cœur des Français, et celui du monde entier.
Vous avez très vite rejoint le général Georgelin. Comment penser et organiser un tel chantier, le chantier du siècle ?
Tout s’est enchainé. Dans les heures qui ont suivi le drame, le président de la République Emmanuel Macron a dit deux choses : « nous rebâtirons Notre-Dame de Paris » et « Nous le ferons en cinq ans ». Dans le même temps, il y a eu cet élan de générosité – dont la Fondation Bettencourt Schueller a pris pleinement sa part – qui permettait d’assurer le financement de la restauration. Une générosité extraordinaire qui a réuni en tout 340 000 donateurs issus de 150 pays, des dons les plus petits jusqu'aux plus importants. Avec le général Georgelin, nous nous sommes d’emblée posé la question de nos leviers d'actions, notamment la création indispensable d’un outil de pilotage dédié pour relever ce défi, l’établissement public Rebâtir Notre-Dame de Paris, entré en fonction effective le 1er décembre 2019, une « dream team » réactive, agile et efficace d’une trentaine de personnes, dont ingénieurs, financiers et juristes, nécessaires à l’exercice de la maîtrise d’ouvrage, à la maîtrise du budget et la passation des marchés.
Une fois ce cadre administratif posé, comment avez-vous procédé ?
Comme dans tout grand projet, nous nous sommes organisés autour d’une maîtrise d'ouvrage – exercée par l’établissement public –, d’une maîtrise d'œuvre – dirigée par trois architectes en chef des monuments historiques – et de 250 entreprises et ateliers d’art qui exécutent les travaux. Il nous revenait, en tant que maître d'ouvrage, de définir le programme de ces travaux, de passer les contrats d'études et ensuite de réalisation en s’appuyant sur les architectes maîtres d’œuvre, d'établir les budgets et de gérer l'argent des donateurs.
Cinq ans pour tout reconstruire. Quel est le secret d'une telle réussite ?
Il tient tout d’abord à une juste évaluation des enjeux. Comprendre qu'un tel chantier est à la fois une restauration de monument historique avec des savoir-faire spécialisés à réunir et un code du patrimoine à appliquer ; mais aussi une immense opération analogue à un très grand chantier de BTP tel que la construction d'un aéroport, loin d’une opération classique de restauration. En prendre la mesure permet d'en penser les règles en termes d'organisation, de coordination, de planification, d’expertise, de sécurité… Le tout en important le vocabulaire et les pratiques des grands chantiers à l'univers des monuments historiques. Le délai de cinq ans, proposé par Emmanuel Macron, a été très mobilisateur ; le financement sécurisé grâce aux mécènes et donateurs a été l’autre condition rendant possible l'aventure. Et pour que le chantier avance, il faut qu'il y ait les moyens d'avancer. Il faut que vous ayez les grues pour déplacer tout ce que vous avez besoin de lever quand vous gérez en co-activité des dizaines d'entreprises et de corps de métier. Et par-dessus tout, le secret, c'est un état d'esprit avec des équipes solidaires, unies pour réussir.
C’est avant tout une aventure humaine ?
Il ne s'agit pas de mettre en place une machine dont les rouages doivent être bien huilés. Il s’agit d'hommes et de femmes embarqués ensemble pour réussir ensemble. Ce n’était pas un chantier « hors normes », parce qu'on y a appliqué toutes les normes mais on dit que c’était le « chantier du siècle », et il lui fallait donc la ferveur du siècle. Une ferveur extraordinaire que nous avons accompagnée avec sincérité et avec volonté. Notre-Dame n'est pas un monument comme les autres. Il a une âme et parle à l'humanité entière. Tout cela est un levain qu’il fallait faire fructifier. Lorsqu’une nouvelle entreprise était sélectionnée pour prendre part à l'aventure, le général ou moi-même commencions par rencontrer le responsable pour lui dire : « vous êtes un partenaire, on va réussir ensemble ».
La France disposait de toutes les compétences nécessaires à ce succès…
C'est évidemment un point essentiel. La France avait toutes les compétences, tous les savoir-faire, et je pense notamment aux métiers d'art, largement soutenus par la Fondation. Ce chantier montre l’excellence de toutes ces filières – les sculpteurs, ferronniers d’art, doreurs, restaurateurs de peintures, de sculptures ou de vitraux, menuisiers, maçons-tailleurs de pierre, charpentiers, couvreurs-ornemanistes, facteurs d’orgues, campanistes… – mais aussi des métiers de la coordination, de la planification, de l’infrastructure de chantier – l’OPC , échafaudeurs, grutiers, cordistes... L’une de nos missions était aussi de révéler au monde l’ensemble de ces talents. Et ils étaient nombreux : plus de 250 entreprises et 2 000 compagnons, artisans d’art, architectes, ingénieurs et encadrants se sont relayés sur ce chantier.
Quelles prouesses particulières retenez-vous de ce travail de restauration ?
Je pense spontanément aux sculpteurs qui ont reproduit certaines grandes chimères de Viollet-le-Duc. Certaines avaient été détruites, d’autres tellement fragilisées qu'on ne pouvait plus raisonnablement les replacer sur la cathédrale. Chaque sculpteur est parti d'un énorme bloc de pierre dit « capable », sélectionné dans une carrière avant d’être livré dans la halle de sculptures que nous avions installée sur le parvis ou en atelier. En quatre semaines, il en faisait sortir une fabuleuse chimère ou une statue médiévale, comme cet ange à la trompette du Jugement dernier, au sommet du pignon occidental. Le tout avec, pour seuls outils, un bloc de pierre et un ciseau, comme on sculptait entre les XIIIᵉ et XIXᵉ siècles.
D’autres défis ont été plus collectifs, à l’image de la reconstruction de la charpente de la flèche, qui prend appui à près de 30 mètres de hauteur sur les quatre piliers de la voûte de la croisée du transept pour culminer 60 mètres plus haut avec son poinçon sommital. Un enchevêtrement de centaines de poutres énormes et pièces de bois de chêne massif qu'il a fallu choisir une à une, tailler, assembler. Tout ça est sorti des mains de quelques dizaines de charpentiers issus de quatre PME d’ordinaire concurrentes, qui ont fait atelier commun pendant 15 mois, en Lorraine. De la même manière, les grandes charpentes médiévales de la nef et du chœur que l'on appelle « la forêt », sont l’œuvre de charpentiers installés en Normandie et en Anjou, où elles ont été taillées en grande partie manuellement, à la hache.
Quels ont été les moments les plus difficiles ?
Tout d’abord la période du COVID, en mars 2020. Le chantier a été arrêté durant plus d'un mois. Nous étions sur le point d'entreprendre le démontage du grand échafaudage de 40 000 pièces pour un poids de 200 tonnes entourant la flèche au moment de l’incendie, qui après le drame constituait une menace particulièrement inquiétante pour la cathédrale. L’opération a dû être reportée. A l’automne 2023, il a aussi fallu composer avec les intempéries, les vents violents alors que nous étions en plein montage de la flèche sur la cathédrale. Et puis, il y a eu, bien sûr, le décès du général Georgelin, en août 2023. Un choc totalement inattendu, potentiellement déstabilisateur, le plus violent de tous. Le général incarnait la volonté de réussir. Nous nous sommes dits ensemble : « plus que jamais, il faut avancer et réussir ». On s’est serré les coudes.
Et les plus enthousiasmants ?
Il y en a eu beaucoup, souvent à la fin d’une étape dans le chantier. J’ai le souvenir de ces moments extraordinaires où l’on place la dernière pierre d’une voûte ou l’un de ces fameux bouquets des charpentiers. Lorsqu’une charpente est achevée, la tradition veut que le plus jeune artisan place un bouquet à son sommet. On a connu le bouquet du chœur, de la nef, et de la flèche. Toutes les équipes sont là. On applaudit, on prend des photos, on se retrouve ensemble. Ce sont des moments de grande fierté collective et de grande émotion.
Le 8 décembre, Notre-Dame a accueilli pour la première fois depuis cinq ans des fidèles et tous ceux qui ont une tendresse particulière pour elle. À vos yeux, que représente-t-elle pour la France, et le monde ?
Elle est un concentré de Paris, de la France, de l'histoire de France ; c’est un édifice majeur du patrimoine mondial c’est une grande basilique mariale. Beaucoup de touristes et de fidèles venaient du monde entier pour l’admirer, pour prier devant la Couronne d'épines ou la statue de la Vierge au pilier. Les basiliques mariales suscitent une grande ferveur dans le monde ; et tout particulièrement Notre-Dame, comme l’a montré l'ampleur de l'émotion lors du drame. Sa dimension est à la fois historique et symbolique, spirituelle et religieuse. Croyants, non-croyants ou non-chrétiens ont un attachement très fort à cette cathédrale.
Le 8 décembre, vous avez sans doute le sentiment du devoir accompli. Votre mission prend-t-elle fin ?
Elle va se transformer. Grâce à la générosité des donateurs, il nous reste 140 millions d'euros sur les 846 reçus ce qui nous permet d'engager des travaux de restauration pour certaines parties du monument, déjà en mauvais état avant l'incendie. Nous allons agir par ordre d'urgence, en commençant par le chevet de la cathédrale et notamment les grands arcs-boutants, très fragilisés. Ces travaux devraient s’échelonner sur trois années.
Quel enseignement tirez-vous de l’expérience ?
Je crois qu’il faudrait, dans la France de 2024, dépasser le pessimisme et le déclinisme ambiant. Bien sûr, le monde est compliqué mais je pense qu’il l’a toujours été. On peut faire beaucoup en étant unis, avec de la volonté, de la détermination, de l’engagement. L’aventure Notre-Dame en est la preuve. On peut faire ensemble de très grandes choses, en étant unis. Il faut de la confiance, il faut compter sur l'humain.