« Ce prix est un laboratoire pour penser les métiers d’art » Entretien avec Laurence des Cars, présidente du jury 2024, présidente-directrice du Musée du Louvre
Présidente-directrice du musée du Louvre et historienne de l’art, Laurence des Cars préside le jury du Prix Liliane Bettencourt pour l’Intelligence de la Main® depuis 2023. A l’occasion des 25 ans de ce Prix, elle nous livre son point de vue sur son rôle majeur dans le rayonnement des métiers d’art français et témoigne de la vision de la Fondation pour l’avenir du secteur.
Vous présidez le jury de ce Prix depuis deux années, quel regard portez-vous sur cette récompense ?
Laurence des Cars. Cette présidence est un honneur pour moi, et une grande joie. Je suis ravie de guider les débats au sein d’un jury qui réunit des personnalités de grand talent, ce qui donne lieu à des échanges riches et passionnés. Je prends également ce rôle comme un symbole, l’expression du lien naturel entre les métiers d'art et les musées. Le Louvre abrite des collections d'objets d'art extraordinaires et certains chefs d'œuvre témoignent de techniques qui ont traversé les siècles et sont toujours pratiquées par des artisans d'art. Le musée du Louvre abrite des ateliers muséographiques avec une centaine d’artisans d’art (menuisiers, ébénistes, marbriers, doreurs…) qui travaillent à la mise en valeur et à la préservation de nos collections. J’ai souhaité remettre à l'honneur ces ateliers dans la nouvelle organisation du musée, parce que nous sommes un lieu de transmission des savoir-faire et de notre histoire.
Ces métiers sont-ils une exception française ?
LDC. La France possède sans doute la plus forte tradition en termes de métiers d’art, même si cet artisanat d’art a existé ailleurs en Europe, notamment en Italie. Ces métiers étaient présents dans notre pays depuis longtemps mais le règne de Louis XIV a accéléré leur dynamisme. On observe, au XVIIe siècle, une grande créativité et le développement d’une organisation autour de ces métiers, avec la création de manufactures qui associent l'image du pays à l’excellence des savoir-faire. Celle-ci deviendra la signature de la France ; un instrument de rayonnement et de singularité qui ne s'est jamais démenti. Il y a eu, bien sûr, d’autres moments importants. Spécialiste du XIXe, je suis attachée aux révolutions techniques de cette période qui donnent lieu à la création de nouvelles grandes maisons, dans des domaines très divers. Je pense notamment à la reproduction du geste artisanal via l’industrie, dans lequel la France a joué un rôle très important, et qui va de pair avec une créativité et un vrai goût pour la recherche. Mais ne nous trompons pas. Les métiers d’art ont ensuite connu un réel déclin. Avec ce Prix créé en 1999, la Fondation est intervenue à un moment de crise avec des filières entières fragilisées, voire menacées de disparition.
La Fondation a-t-elle participé à leur renaissance ?
LDC. Il faut saluer le caractère visionnaire de la Fondation qui, en 1999, a affirmé la volonté de mettre à l'honneur les métiers de la main, alors qu’ils étaient en perte de vitesse. Elle a fait alors un vrai pari et a été, longtemps, assez seule à occuper ce domaine avant d’être rejointe par de nombreux acteurs, y compris des institutions publiques. Il est très intéressant de voir aujourd’hui des architectes, des créateurs s'intéresser aux objets et se tourner à nouveau vers l’artisanat d'art. On retrouve une forme de confiance dans ses métiers, avec la conviction qu’ils peuvent apporter des solutions neuves face à des questions environnementales, sociétales ou économiques. On assiste à une nouvelle dynamique, et ce prix a incontestablement agi comme un accélérateur.
Le renouveau passe par une volonté de relever les défis de l’époque. Le prix témoigne-t-il de cette exigence ?
LDC. Cette question a fait l’objet de nombreux échanges au sein du jury. Pour ma part, je considère que notre mission n’est pas simplement d’accorder des Prix. Notre geste doit aussi avoir un sens, porter un message. L'année dernière, nous avons observé une préoccupation écologique très affirmée et nos Prix en ont témoigné. Cette année, nous avons reçu un grand nombre de projets emmenés par des femmes et nos récompenses en sont une caisse de résonnance. La Fondation entend l'époque et ces messages, mis en lumière, donnent une impulsion au secteur tout entier.
Au-delà du caractère féminin de cette édition 2024, quelles en sont les lignes de force ?
LDC. Dans le cas de Talents d'exception et de la Console Pseudosphères de Nadège Mouyssinat, nous sommes au cœur de l’excellence des savoir-faire, du lien entre patrimoine et innovation et de cette frontière très ténue entre art et artisanat. Le savoir-faire porté par cette pièce est extraordinaire, la démarche très conceptuelle mais lorsqu’on découvre cette console, on est aussi frappé par la beauté de l'objet.
Quel message avec l’œuvre de la récompense Dialogues ?
LDC. Avec Tresser l’ombre, la vannière Catherine Romand et la designeuse Clémence Althabegoïty proposent un projet très riche autour de la vannerie, partant d’une technique traditionnelle éprouvée pour l’emmener vers des préoccupations écologiques, avec des techniques naturelles d'imperméabilisation de l'osier. Nous avons également salué un geste poétique, un rapport à l'emplacement géographique de l'objet, aux saisons, au temps long. Une fois encore, cette œuvre est venue témoigner de l‘originalité de la récompense Dialogues. Cette proposition de rencontre entre artisan d’art et designer ne va pas de soi car elle impose de se rapprocher d’une personne qui, souvent, évolue dans des sphères très différentes. Pour que cela fonctionne, il faut développer une écoute, une humilité. Marcher ensemble et faire confiance. Il s’agit à mes yeux d’une récompense magnifique, également en phase avec les notions de transversalité propres à l’époque.
Et enfin, un lauréat Parcours au cœur même de l’idée de transmission…
LDC. C'est mon métier, c'est ma vie aussi. Je crois à la transmission du patrimoine et je n’ai jamais pensé que cet exercice était passéiste. La transmission, c'est la transformation et chaque génération apporte une nouvelle contribution – y compris face à des œuvres ou des techniques très anciennes. Avec l’association Acta Vista qui mêle restauration du patrimoine et insertion de personnes en grande exclusion, la transmission prend encore plus de sens. Elle s’associe à un humanisme et à une vision très large puisque plus de 40 nationalités œuvrent ensemble sur les chantiers de l’association. Cette année encore, nos choix montrent que notre rôle est, aussi, de servir de boussole. Nos messages doivent être forts, pertinents et lisibles car ils garantissent l’aura et la pérennité du Prix. Nous sommes désormais très observés et avons, aussi, pour mission de creuser des sillons
Vous soulignez la responsabilité des membres du jury. Comment le composez-vous ?
LDC. Je le renouvelle chaque année avec quelques nouveaux entrants et la volonté de réunir des personnalités issues d'horizons différents. Pour cette édition, nous avons retrouvé l’actrice et la metteuse en scène suisse Lilo Baur qui possède un incroyable sens de l’objet, comme en témoignent ses décors à la Comédie Française. Neil McGregor – historien de l’art anglais et auteur d’une extraordinaire Histoire du Monde en 100 objets – était également présent, tout comme le styliste libanais Rabih Kayrouz. Ces personnalités prestigieuses ont accepté de donner de leur temps pour examiner les dossiers, participer aux délibérations… Cela dit quelque chose de l'intérêt pour ce Prix, et pour l’artisanat d’art. Je suis également frappée par le regret des personnalités étrangères de ne pas avoir développé ce type de Prix dans leur propre pays.
Les jurés distinguent une œuvre mais également un projet, soutenu ensuite via un accompagnement. Comment évaluez-vous ce dispositif ?
LDC. En effet, nous jugeons une œuvre mais également un projet pensé sur le temps long avec, à la clé, cet accompagnement. Il ne s’agit pas seulement de soutenir matériellement le lauréat mais d’être à ses côtés dans le développement de son activité. On le sait, ces filières sont fragiles et peuvent être secouées économiquement ou socialement. Il faut donc bâtir avec les artisans des environnements stables qui leur permettront de croître, d’embaucher, et de transmettre. Cet accompagnement signe la singularité de l’action de la Fondation. Il ne s’agit pas de donner un chèque et de disparaître ensuite.
Au fil des 25 ans, ce Prix a considérablement évolué. Comment penser la suite ?
LDC. L’une des grandes forces de la Fondation est d’être à l'écoute de la filière. Elle ne remet pas seulement ses récompenses une fois par an, elle est présente au quotidien via les appels à candidature, les comités d’experts qui font un travail remarquable de pré-sélection. Tout cela constitue une dynamique permanente emmenée par une équipe très à l'écoute des artisans et des créateurs. Avec cet écosystème, la Fondation est un véritable sismographe de la vie du secteur. Un lieu unique de réflexion, et d’action. Je pense qu’elle doit développer encore ce dispositif inédit, mis en place au fil de ces 25 années. Pour continuer à être pertinent, accompagner les bonnes dynamiques et rester à l’écart des effets de mode dont on sait qu’elles passent toujours très vite. Ce travail de fond est essentiel car il permet de porter une vision. C’est en restant au plus près du terrain pour en analyser les mouvements et les besoins, que l’on parvient à penser demain.