Réconcilier l’économique et le social, l’humain et l’urbain : une vocation
Transformer en cité d’accueil les anciennes prisons Saint-Paul et Saint-Joseph de Lyon, tel est le défi lancé et relevé depuis plusieurs années par Habitat et Humanisme, avec le soutien de nombreux partenaires dont la Fondation Bettencourt Schueller.
Dans ce projet, toutes les forces sont mobilisées. L’objectif était de créer à la fois un centre universitaire, des bureaux, des commerces mais aussi des logements sociaux réunissant des étudiants mais aussi des personnes malades et exclues en recherche d’une solution pour continuer d’être soignées à leur sortie de l’hôpital.
Alors que cette cité d’accueil est aujourd’hui devenue réalité, le Père Bernard Devert revient sur cette fantastique aventure portée par l’association qu’il a créée et préside depuis 30 ans, Habitat et Humanisme. Interview.
Que représente pour vous ce projet de réhabilitation des anciennes prisons de Lyon ?
Père Bernard Devert : Pour le 30ème anniversaire d’Habitat et Humanisme, nous ne pouvions espérer un projet plus symbolique que celui de la réhabilitation d’une prison. Pour que tous bénéficient d’un toit, que de barreaux à desceller ! Invisibles, ils sont bien réels pour « mettre à l’ombre » la cause du logement.
Victor Hugo aimait à dire : « ouvrir une école, c’est fermer une prison ». Mais de quelle école parle-t-on ? Pour favoriser l’ouverture à ceux que la vie fragilise, l’enseignement ne peut pas se limiter aux seuls cours. Nous avons donc créé une université de plus de 9 000 étudiants dont un grand nombre consent à s’engager, en véritables acteurs de solidarité.
D’ailleurs, les étudiants à qui cette mission est proposée, malgré quelques réserves initiales, ont répondu avec intérêt et enthousiasme. Un accompagnement leur est réservé. Donnant de leur temps, plus encore, de ce qu’ils sont, il est juste qu’ils reçoivent une formation dans cette perspective partagée de bâtir un monde plus humain, plus tendre.
Un de nos programmes sur ce campus offre également 140 logements, dont 31 sont conçus pour accueillir des malades qui, sortant de l’hôpital, ne peuvent pas bénéficier d’une hospitalisation à domicile, faute d’un toit ou d’un trop grand isolement.
Vous venez d'être reconnu Entrepreneur social de l'année 2016 par le Boston Consulting Group et la Fondation Schwab. Que signifient ce prix et cette reconnaissance pour vous et pour l'association que vous avez créée ?
Habitat et Humanisme est le fruit des rencontres d’hommes et de femmes en souffrance sociale, découragés de voir tant de portes se fermer. Nombre d’entre eux perdent l’estime d’eux-mêmes et ne savent plus quelle est leur place. Alors qui suis-je ? A l’écoute de cette bouleversante question, comment ne pas trouver courage et audace pour construire et tenter de réduire le nombre de personnes en situation de mort sociale ?
Entreprendre dans cette perspective, c’est agir pour ré-enchanter la vie de ceux qui vivent des situations bien sombres. Ce Prix de l’entrepreneuriat social, je le reçois comme la reconnaissance de ce qui a été entrepris depuis plus de 30 ans avec des équipes déterminées à bâtir des biens au service des liens.
D'où vient cette volonté farouche de réconcilier économie et solidarité ?
Elle est née du refus de creuser des fossés pour jeter des passerelles entre des mondes qui s’ignorent, parfois s’opposent. D’où les deux intuitions fondatrices d’Habitat et Humanisme : réconcilier l’économique et le social, l’humain et l’urbain.
Les situations de pauvreté qui perdurent disent combien l’idéologie est en panne pour apporter des réponses ; sans doute l’a-t-elle toujours été. Ce constat est une invitation à faire naître des alliances entre les savoir-faire pour que la dynamique économique se laisse interroger par la question sociale et réciproquement.
Cette tension entre économie et solidarité ne se résout qu’à partir de la question du sens qui témoigne d’une orientation mais aussi d’un fondement éthique de responsabilité introduisant la reconnaissance de l’homme oublié ou – pire – rejeté.
L’argent conçu comme le carburant d’investissements à finalité solidaire n’est plus le maître mais le serviteur d’une cause.
Qu'est ce qui a changé en 30 ans, depuis la création d'Habitat et Humanisme ?
Depuis la création d’Habitat et Humanisme, nous avons vu s’aggraver des précarités avec un chômage massif (2 400 000 chômeurs en 1985, 3 590 600 en 2015) et un accès plus difficile au logement, les chômeurs en fin de droits ayant un risque avéré de le perdre.
Les ruptures familiales augmentent le nombre de familles monoparentales, premières victimes du mal-logement. En trente ans, elles ont presque doublé. Elles sont plus d’1 500 000 en 2015.
Pourtant dans le même temps, grâce à l’action d’Habitat et Humanisme notamment, on observe une meilleure acceptabilité de la différence et une plus grande attention à la fragilité. Mais la crainte des classes moyennes de rencontrer la pauvreté reste plus prégnante, d’où des phénomènes de crispation, qui ne sont pas nécessairement un rejet, quand les démunis se font plus proches.
Bâtisseur de liens, Habitat et Humanisme se doit de privilégier le positif sans aucune tolérance pour l’inacceptable. Avec un peu d’humour, souvenons-nous du mot de Bernanos : « La tolérance, il y a des maisons pour ça ». Le même auteur dira : « Tout est grâce ». Pour Habitat et Humanisme, elle passe par la remise de clés. Que de visages marqués par l’épreuve de la recherche d’un toit s’illuminent avec l’ouverture d’une porte, promesse d’avenir.
Les jeunes « galèrent » à trouver leur premier logement et les personnes âgées peinent à s’installer dans un habitat adapté lorsqu’elles ont peu de ressources. Aussi développons-nous des maisons intergénérationnelles, où se vit la réciprocité de services entre les générations. Transmettre et aider donnent du prix à la vie.
Comment parvenez-vous à faire silence, dans une vie si active et engagée au quotidien ?
L’engagement ne s’oppose pas au silence qui, lui, est au contraire bien nécessaire. Encore faut-il s’entendre sur ce que silence veut dire. Il s’agit moins de se taire que de faire taire les inessentiels qui parasitent les relations. Nelson Mandela se présentait comme le capitaine de son âme.
Faire silence, c’est prendre le risque du discernement pour hiérarchiser les priorités en distinguant celles qui vous construisent de celles qui vous abiment ou vous étiolent.
Il est de ces moments où l’action conduit au silence. Je pense à ces 50 enfants issus du Quart-Monde, fortement discriminés, sortis des bidonvilles qui vivent depuis deux mois avec leurs parents un parcours inespéré d’intégration. La joie qui se lit sur leur visage est un émerveillement qui conduit au silence.
Père Bernard Devert, une vie au service de la justice sociale
Né à Lyon en 1947, Bernard Devert est l’aîné d’une fratrie de 5 enfants. Après des études de droit, il débute sa carrière dans un cabinet d’administration d’immeubles, puis crée rapidement sa propre société de promotion immobilière. Il suit en parallèle des études de théologie qui le conduiront, à 40 ans, à choisir la prêtrise. Durant cette même période, dans les années 1980, il prend conscience des injustices liées au logement, et notamment de celles qui relèguent les classes populaires hors des centres villes, dans les périphéries. Il crée alors Habitat et Humanisme, une association pensée comme une entreprise à caractère social, qui combine son savoir-faire initial, l’esprit d’entreprendre et l’immobilier, avec sa soif de justice pour loger les familles à faibles ressources et favoriser la mixité sociale au cœur des villes. Habitat et Humanisme fait appel à des investisseurs privés réunis en sociétés civiles immobilières. C’est ainsi que les premiers logements ont été acquis. Et c’est toujours cette même dynamique de finance et d’épargne solidaires qui caractérise l’association, 30 ans après sa création.