Hervé Lemoine : « Avec le rapprochement de Sèvres et du Mobilier national, ce sont 450 artisans d’art qui participeront au rayonnement français »
Directeur du Mobilier national depuis 2018 et président depuis 2022, Hervé Lemoine a donné une nouvelle impulsion à cette maison en multipliant les projets – soutien à la création contemporaine, création d’un pôle de recherche autour de la transition écologique des métiers d’art soutenu par la Fondation, sans oublier le très ambitieux projet de rapprochement avec la Manufacture de Sèvres. Explications.
Le Mobilier national est l’une des plus anciennes institutions françaises mais elle reste assez méconnue du grand public. Pouvez-vous nous présenter son rôle ?
Le Mobilier national est l’ancien garde meuble royal, il est aujourd’hui celui de l’Etat avec la mission d’aménager les lieux officiels de la république (l’Elysée, Matignon…) en montrant ce qu’il y a de plus beau, de plus innovant ; le symbole de la création française. Les ambassades de France à l'étranger bénéficient de nombreux dépôts du Mobilier national ; d’autres institutions publiques abritent des pièces en dépôt après nous en avoir adressé la demande, validée par une commission de contrôle indépendante. Si vous êtes élu maire d’une commune, vous pouvez faire cette requête et celle-ci a de réelles chances d’aboutir, notamment si votre mairie est un monument historique. Nous avons, par exemple, contribué récemment à meubler la mairie de Marseille – un magnifique bâtiment XVIIIe – en mêlant des pièces contemporaines à un mobilier plus patrimonial.
Combien de pièces abritez-vous ?
L’entité Mobilier national réunit notre atelier de recherche et de création (l’ARC), les manufactures des Gobelins, de Beauvais et de la Savonnerie ainsi que les Ateliers nationaux de dentelle du Puy-en-Velay et d’Alençon. Nos collections rassemblent près de 200 000 pièces de mobilier et de tapisseries, du XVIIIe siècle à nos jours. Ce qui constitue un ensemble tout à fait exceptionnel.
Depuis votre arrivée, vous poursuivez ce rôle patrimonial mais vous avez développé une ambitieuse politique de modernisation de l’institution. Quels en sont les axes ?
On a pu considérer, à diverses périodes, que la mission d’ameublement du Mobilier national l'emportait sur le reste ; perdant de vue qu’elle devait aussi soutenir les métiers d'art en encourageant leur lien avec la création contemporaine. Face à ce constat, j’ai souhaité remettre au centre de notre action ce lien singulier entre l’artisanat d'art et la création. Une relation qu’André Malraux avait déjà cherché à revitaliser dans les années 1960. Alors ministre de la Culture, il se désespérait de voir que la France restait à l’écart de cette révolution, portée par les pays scandinaves ou l'Italie, qui bouleversait l’univers du mobilier, donnant naissance au design. Il se demandait où était passé ce génie français du XVIIIe siècle dont les créations avaient rayonné partout en Europe. Face à cela, il a doté le Mobilier national d’un atelier de recherche et de création (l’ARC), réinscrivant notre pays dans ce mouvement international qui consistait à ré-imaginer d'autres formes, d'autres matériaux, d'autres usages. Dans ce même esprit, nous continuons de meubler les lieux officiels mais nous participons, notamment, aux salons internationaux (Maastricht, Miami, New York…) pour valoriser les créations qui sortent des ateliers nationaux.
Ce soutien à la création passe-t-il par une politique de commande ?
Nous passons régulièrement commande à des designers et des artistes pour des projets de mobilier ou d’œuvres textiles, qui seront réalisés dans nos différents ateliers. Le Mobilier national réunit 300 artisans d'art qui œuvrent à la fois à la préservation de notre patrimoine et à la création. En 2023, nous avons, par exemple, sollicité India Mahdavi pour une commande de sièges qui mêlent l'art du meuble et celui de la tapisserie, avec des œuvres réalisées dans notre manufacture de Beauvais. Nous avons également lancé un concours pour imaginer la nouvelle chaise de la Bibliothèque nationale de France, qui a rouvert son site historique de la rue de Richelieu avec une nouvelle salle de lecture. C’est Patrick Jouin, designer de grand talent, qui a été retenu.
Vous avez également initié des partenariats pour l’édition de mobilier ?
Cela fait partie de nos nouvelles initiatives. Auparavant, les designers repartaient avec leur prototype et avaient ensuite beaucoup de mal à trouver un éditeur. Ce modèle avait ses limites et il nous a semblé intéressant d'imaginer, dès la conception de certaines œuvres, un partenariat avec une maison qui la fabriquerait et la diffuserait. Aujourd’hui, nous disposons d’un patrimoine inestimable avec des pièces uniques mais il est dommage que des créations restent totalement méconnues. Nous cherchons désormais à valoriser ce trésor en travaillant avec des fabricants-éditeurs pour ressusciter certaines de nos pièces, avec l'accord des auteurs ou de leur ayant droit. Nous avons, par exemple, édité une assise inspirée du style Empire (une conversation) signée Philippe Nigro en nous associant à la maison Ligne Roset. Nos ateliers de prototypage ont eu la charge de trouver des solutions techniques pour produire ce mobilier en série, réalisé par Ligne Roset, une maison 100 % française.
Parmi les nouveaux axes, vous avez initié un rapprochement très ambitieux avec Sèvres. Dans quel objectif ?
Le Mobilier national rassemble ses manufactures et ateliers ; la Cité de la céramique Sèvres et Limoges (que nous appelons plus communément Sèvres), sa propre manufacture et les musées nationaux de la céramique de Sèvres et d’Adrien Dubouché de Limoges. Nous allons réunir dans un même ensemble ces entités historiques qui travaillaient jusqu’ici séparément, ce qui était dommage. Nous sommes héritiers de la même histoire, créées à un siècle d'intervalle mais dans le même esprit. Ces manufactures ont été imaginées par Louis XIV, à l’initiative de Colbert, pour réaffirmer le prestige de la France, montrer que notre pays – dans le domaine des arts décoratifs – produit ce qu'il y a de mieux au monde. Et même si les créations de tissus, de céramique ou de mobilier possèdent leurs spécificités, toutes participent au même dessein, l’aménagement dans la grande tradition française des ensembliers, l'ensemble du décor. Il s’agit donc d’un mariage naturel, qui sera officiel le 1er janvier 2025.
Manufactures NationalesDans le cadre de ce rapprochement, vous inaugurez un Laboratoire des pratiques durables, permettant d’accélérer la transition écologique des métiers d’art, soutenu par la Fondation Bettencourt Schueller. Quels sont ses enjeux ?
On associe souvent les métiers d’art à une forme d’écologie avant l’heure, ce qui n’est pas toujours vrai. Le vernis d'un menuisier n'a par exemple rien d'écologique ! Dans ce contexte, la Fondation a accepté de nous soutenir pour un projet qui nous tenait à cœur, la création d’un laboratoire des pratiques durables, initié dans le cadre de notre rapprochement avec Sèvres. La question de la couleur, notamment, se pose pour Sèvres comme pour nos ateliers. Nous utilisons beaucoup de pigments chimiques mais aussi des mordants (des fixateurs), très polluants. Grâce à ce pôle, nous allons développer des programmes de recherche permettant d’élaborer des composants de substitution, plus vertueux. Et il faut faire vite car le bleu de Cobalt ou le bleu de Sèvres, par exemple, sont déjà interdits par les réglementations européennes, qui vont devenir de plus en plus restrictives. L’objectif de ce programme est de trouver des solutions pour Sèvres et le Mobilier national. Mais nous appartenons au service public et l’idée est d'en faire bénéficier le plus grand nombre. L'ensemble des artisans d’art qui n'ont pas les moyens, individuellement, de mener des recherches de cette nature.
Ce laboratoire va aussi travailler sur la matière ?
Beaucoup de matériaux sont également polluants, par exemple certaines résines utilisées pour le mobilier. Le but est de concevoir des matériaux dotés des mêmes qualités plastiques et esthétiques que ceux existants, mais compatibles avec les valeurs que nous cherchons à promouvoir en termes écologiques. Les manufactures d’Etat se doivent d’être exemplaires dans les modes de production. Là encore, l'objectif est de partager en créant une « matériauthèque » ouverte à l’ensemble des métiers d'art français.
Quels autres projets allez-vous développer avec Sèvres ? Des commandes communes ?
Dans notre histoire, il y a déjà eu des projets communs, par exemple la création d’un bureau en bois signé Olivier Gagnère, dont les pieds sont en céramique de Sèvres. Nous allons en imaginer bien d’autres ! Nos équipes se sont déjà rencontrées, elles ont un vocabulaire très proche et peuvent travailler ensemble dans de nombreux domaines. Pour Sèvres, la fabrication de moules, par exemple, nécessite des savoir-faire que nous possédons au Mobilier national et que l’institution allait parfois chercher dans le privé. Par ailleurs, ce rapprochement est aussi précieux pour la valorisation de la filière. Le fait qu'il y ait, en France, un opérateur bien identifié qui représente une cinquantaine de métiers d'art donne une visibilité à ces savoir-faire, exercés au sein d’ateliers et manufactures publics. Nous aurons l’occasion de les valoriser lors de différents événements : rendez-vous des De[ux]mains du luxe, organisés par le Comité Colbert ; portes ouvertes d’écoles…
Et en termes de rayonnement à l'international ?
Les étrangers sont souvent étonnés du fonctionnement en silos de nos institutions. Grâce à ce rapprochement, nous pourrons présenter l'originalité et la diversité de la création française sur la scène internationale. Nous avons déjà expérimenté une première collaboration au salon de Maastricht en 2023, en présentant du mobilier signé Benjamin Graindorge et des vases de Sèvres d’Alicia Penalba, le tout associé un grand tableau de Le Brun. Particulièrement saluée, notre participation était très représentative de l'esprit français, cette capacité à assembler des éléments historiques et contemporains et différents savoir-faire. Par ailleurs, nous travaillons à un autre projet soutenu par la Fondation, autour de résidences croisées. Nous allons ainsi accueillir des designers du Japon, du Liban, d'Inde ou du Mexique dans nos ateliers, à Sèvres ou au Mobilier national.
Le Mobilier national est tout entier tourné vers les métiers d’art. Que pensez-vous de l’engagement de la Fondation dans ce domaine ?
Il est exemplaire à bien des égards. Il s’agit d’abord d’un engagement pionnier, initié à une période où les métiers connaissaient un déclin que beaucoup jugeaient inexorable. Il est également très cohérent, avec un ensemble de dons et le Prix pour l’Intelligence de la Main® (nom magnifique !) qui donne une visibilité incomparable à ces métiers, avec un événement devenu un rendez-vous incontournable pour la filière, et la création française.
Vous dirigez le Mobilier national depuis six ans. Comment voyez-vous l’institution en 2030 ?
C’est sûr, nous récolterons déjà les fruits de ce mariage. J’espère que nous aurons trouvé des solutions pour résoudre les problèmes qui se posent aujourd'hui en termes d'écologie. Je souhaite aussi que la réconciliation entre le design orthodoxe et les métiers d'art soit totale et assumée et que la France se distingue, partout dans le monde, pour ses métiers d'art et ses arts décoratifs. Avec l’addition des équipes de Sèvres et du Mobilier national, ce sont quelque 450 artisans d’art, les meilleurs dans leur domaine, qui participeront à ce rayonnement.
Site web du Mobilier national