Éric Ruf : « Nous sommes le seul théâtre français à posséder encore une troupe et des ateliers. » Conversation avec l'administrateur général de la Comédie-Française
C’est aujourd’hui l’un des théâtres les plus prestigieux au monde, plébiscité pour la diversité de son répertoire, l’excellence de sa troupe et la richesse unique de ses ateliers de décors et costumes. À l’occasion de la seconde phase de leur restauration financée par la Fondation, Éric Ruf en dévoile les coulisses et rappelle leur rôle clé dans les quelques 900 représentations proposées, chaque année, à un public toujours plus large...
Depuis sa naissance en 1680, la Comédie-Française n’a cessé d’être une « fabrique de spectacles ». Combien d’œuvres sont inscrites au répertoire et quelles sont les époques les plus représentées ?
Toutes les époques sont présentes, avec environ 3 500 titres au répertoire. Celui-ci répond historiquement à un principe d’exclusivité ; les œuvres qui entraient à la Comédie-Française ne pouvaient être jouées que par notre troupe. Aujourd’hui, moins de 10 % des pièces sont régulièrement représentées (Molière, Corneille, Racine, Hugo, Claudel...). Les autres ont perdu leur intérêt ou ne sont plus aptes à être jouées, en raison de leur format. Rappelons qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, le théâtre proposait, dans une même soirée, une tragédie et une comédie avec des œuvres conçues en miroir ; ce qui les rend impossibles à monter seules aujourd’hui.
La Comédie-Française serait ainsi un conservatoire du théâtre français ?
Pas seulement car notre répertoire est sans cesse en mouvement. Les statuts de la Comédie-Française imposent en effet d’y faire entrer des titres qui n’y sont pas encore ; entrées validées (ou refusées) par un comité réunissant acteurs et personnalités du monde des Arts et des Lettres. Macbeth va y être inscrit prochainement car nous ne l’avions joué qu’à Avignon et à l’Odéon, et non encore à la Salle Richelieu. Tout comme Oreste qui – curieusement – ne figurait pas encore au répertoire. Sont également intégrées des pièces contemporaines ; par exemple Poussière que j’ai commandée à l’auteur suédois Lars Norén en 2018. L’histoire dira si, dans 20 ou 30 ans, un administrateur la reprendra, ou non, dans sa programmation. Et puis, le répertoire de la Comédie-Française ne se limite pas, et de loin, aux œuvres inscrites. En effet, toutes les pièces jouées dans nos deux autres salles – le Théâtre du Vieux-Colombier et le Studio-Théâtre – ne font pas l’objet d’une inscription. Et ce sont sur ces deux plateaux que nous produisons le plus d’écritures contemporaines.
Combien d’œuvres sont-elles jouées chaque année ?
Entre créations et reprises, 10 à 12 sont représentées Salle Richelieu ; 5 au Théâtre du Vieux Colombier et 5 au Studio-Théâtre. Nous offrons ainsi la plus grande variété, soit 22 titres par an auxquels s’ajoutent les spectacles en tournée. Cette richesse nous permet d’attirer un large public, et pas seulement parisien. Durant les vacances scolaires notamment, les spectateurs viennent de toutes les régions. Grâce à l’alternance, ils peuvent, en une semaine, assister à cinq représentations différentes Salle Richelieu, sans compter les spectacles du Vieux-Colombier, du Studio ou les lectures du Grenier. C’est une opportunité unique en France !
Cette alternance est la marque de la Comédie-Française ?
Elle est dans sa nature même. L’alternance sert le répertoire car elle permet de présenter le plus grand nombre de titres, en variant les époques et les styles. Elle met en valeur la troupe, capable de jouer simultanément plusieurs pièces à la fois. La Comédie-Française offre à son public jusqu’à 900 levers de rideau par an, en comptant les salles parisiennes et les tournées hors les murs. Le tout avec 60 acteurs et actrices qui, génération après génération, endossent les mêmes rôles. Nous avons tous, ou presque, joué Le Malade Imaginaire créé en 2001 dans la mise en scène de Claude Stratz, que nous reprenons cet hiver au Théâtre des Champs-Elysées. J’ai été le premier Cléante en 2001 ; Christophe Montenez est aujourd’hui le dixième ! C’est l’occasion d’une transmission très concrète. Pas de réflexion sur le théâtre de Molière mais plutôt : « fais attention à ce fading à tel moment de la scène ou à cet instant, ultra compliqué ! »
L’excellence de la Comédie-Française tient aussi à la richesse de ses ateliers... Où sont-ils et combien de pièces abritent-ils ?
Nous sommes le seul théâtre français à posséder encore une troupe et des ateliers, avec 70 métiers différents. Nous pouvons ainsi monter une pièce entière avec nos seules ressources, sans rien externaliser ! Les ateliers de costumes sont dans la maison, à l’étage Rachel, tout comme ceux des coiffeuses, lingères, repasseuses et modistes. Le stock de costumes se situe rue Amelot, avec certaines pièces conservées au Centre national du costume de Moulins. Rappelons qu’à la Comédie-Française, chaque rôle fait l’objet d’une création. Lorsqu’une représentation s’achève (avec une moyenne de 80 par pièce, même si Le Malade Imaginaire de 2001 en compte plus de 500) et que je décide de réformer le spectacle, certains costumes rejoignent le stock et sont utilisés pour les répétitions. Les plus emblématiques partent à Moulins où l’on compte plus de 200 costumes anciens déposés par la Comédie-Française. Nous leur faisons régulièrement passer des sortes d’IRM qui permettent à nos artisans de retrouver des techniques de confection oubliées. Les costumes du XVIIIe siècle recèlent, par exemple, des merveilles de savoir-faire.
Quels sont les costumes les plus anciens ?
Ils datent du XVIIIe siècle, avec quelques copies du XVIIe siècle. Il y avait alors des rôles « à costumes », mais les comédiennes et comédiens portaient le plus souvent leurs propres bijoux et vêtements, ce qui constitue une vraie richesse pour les historiens. On avait le costume de son emploi… L’institution a commencé à en créer fin XVIIIe seulement, dans un désir de réalisme artistique et de cohérence dans les distributions en scène.
Quels sont les grands noms de l’art du costume à la Comédie-Française ?
Renato Bianchi ou Suzanne Lalique ont profondément marqué cet art. Il faut également mentionner les costumières et costumiers invités – Sonia Delaunay, Christian Bérard et, aujourd’hui, Christian Lacroix qui a réalisé un grand nombre de productions. II a été récompensé par deux fois du Molière du costume, notamment pour Phèdre en 1996. Il a travaillé sur Roméo et Juliette, Cyrano de Bergerac, La Vie de Galilée ou encore Les Fourberies de Scapin qui est aujourd’hui en répétition pour une reprise en 2024. Christian Lacroix est un grand costumier. C’est aussi un homme très respectueux, et respecté, des artisans.
À la Comédie-Française, tout est fait maison.... Combien de nouveaux costumes sont créés chaque année ?
On en compte environ 300, à la fois pour des œuvres contemporaines et historiques. Pour le contemporain, nous pourrions acheter des pièces mais c’est la fierté de nos ateliers de pouvoir tout créer. Et je vous assure que si vous cherchez un jean patiné, c’est à la Comédie-Française que vous allez le trouver ! Mais nos artisans savent aussi, et surtout, réaliser des costumes d’époque, ce qui est très rare aujourd’hui. Ceux-ci ne sont pas reproduits à l’identique mais observés, et recomposés, avec un vrai travail de création. Grand historien du costume, Christian Lacroix imagine des pièces qui ne trahissent pas l’histoire mais savent la perturber. Nous travaillons sur le corps et le mouvement. Chaque modèle est créé sur mesure pour un acteur ou une actrice, et modifié lorsqu’un ou une autre reprend le rôle.
Pouvez-vous nous donner un exemple de l’ampleur du travail réalisé pour l’une des dernières créations ?
Nous montons un nouveau Cyrano de Bergerac, ce qui constitue toujours un événement. Le dernier, mis en scène en 2006 par Denis Podalydès avec Christian Lacroix aux costumes, a imposé la réalisation d’une centaine de silhouettes, pour la cour, les bourgeois, les cadets, les pâtissiers… Cette saison, nous le créons dans une mise en scène d’Emmanuel Daumas qui réclame cette fois 70 silhouettes imaginées dans une autre esthétique, d’inspiration Louis XIII. Nous sommes le seul théâtre en France à réaliser cela et c’est aussi ce qu’attend notre public. Des familles, parfois trois générations mêlées, viennent à la Comédie-Française pour voir, sur le plateau, une troupe magnifique, des grands costumes, des grands décors, des grands titres. Et donc, du grand théâtre.
Ces ateliers mobilisent des équipes importantes d’artisans d’art. Qui sont-ils, et combien sont-ils ?
Les ateliers de décors à Sarcelles réunissent 30 salariés : des tapissiers qui gèrent 4 000 pièces de mobilier, des peintres, des menuisiers, des sculpteurs… Les ateliers de costumes en comptent 25, avec des équipes maîtrisant les techniques de flou ou de tailleur selon les matières utilisées pour les costumes homme et femme. 30 artisans travaillent autour de la servitude du spectacle : perruquiers, coiffeurs et habilleuses qui servent chaque soir la scène, sans compter un temps de création dans la journée. J’ajouterai que ces artisans sont parmi les meilleurs : ils possèdent des savoir-faire uniques mais sont surtout en situation de les exercer, de les réinventer, chaque jour.
La Fondation a accompagné la rénovation des ateliers de costumes de la maison en 2015. Quels bénéfices a-t-elle apportés ?
Nous avons remis aux normes les espaces qui ne l’étaient plus, repensé des volumes très restreints en augmentant la hauteur sous plafond de 50cm, agrandi les fenêtres, repeint des murs jaunis par des décennies de fumées de cigarettes ! Cela a tout changé. Nos ateliers sont lumineux, agréables, dotés d’un mobilier moderne et ergonomique. Nous étions dans de vieux endroits, avec de vieilles pratiques. Tout cela a été repensé, modernisé. Et nos artisans sont heureux d’être là.
La Fondation prolonge cet accompagnement en accompagnant la rénovation des ateliers des perruquiers-coiffeurs, des lingères et des repasseuses. Quelle est l’ampleur de cette restauration ?
Il s’agit des mêmes travaux et leur lancement arrive à point nommé… Nous avons failli avoir une guerre des Gaules entre les artisans qui avaient bénéficié de la restauration et ceux qui se demandaient si leur tour viendrait ! Ils ont été heureux d’apprendre qu’elle commençait et serait financée par ce même mécène, ce qui garantit la même qualité et la même compréhension de leurs besoins. Cette rénovation est importante, notamment pour les coiffeurs et coiffeuses-perruquiers qui travaillent avec un nouveau chef de service, Pascal Ferrero. Ce perruquier exceptionnel menait une carrière internationale au cinéma, il a accepté de nous rejoindre et de prendre la charge d’une équipe qui ne savait plus fabriquer de perruque. Il a reformé les artisans et repensé le stock, soit 2 500 modèles. Le niveau désormais exceptionnel de cet atelier ira de pair avec la modernité des nouveaux espaces. Y sont aussi présentes les repasseuses et les lingères qui confectionnent toutes les chemises et sont capables de réaliser, aujourd’hui encore, des fraises Renaissance !
Ces espaces deviendront aussi des lieux de transmission des métiers d’art. Comment allez-vous développer cette mission - garantie de la pérennité de ces savoir-faire ?
Elle compte beaucoup pour moi et je reçois d’ailleurs en premier la totalité de nos stagiaires pour témoigner de l’intérêt que nous leur portons. Je pense que c’est important ; on se souvient tous d’adultes qui ont pris un jour du temps, qui nous ont considérés à un moment. Nous avons déjà développé de nombreux projets sous mon mandat. Nous travaillons avec le ministère de l’Education nationale et de la jeunesse, des professeures détachées mènent des actions éducatives pour les jeunes et les services des publics s’attachent à travailler auprès des publics éloignés du champ culturel. Nous organisons un salon des métiers avec plus de 100 classes et, toujours, un représentant ou une représentante des ateliers. Ces lieux rénovés nous permettront d’amplifier encore cette mission de transmission de nos savoir-faire, et de notre passion.