En 2016, Salomé Berlioux a créé Chemins d’avenirs pour aider les jeunes éloignés des grandes villes à développer leur potentiel et lutter contre les multiples obstacles qui jalonnent leurs parcours. De l’accompagnement personnalisé des élèves à une réflexion systémique en matière d’égalité des chances territoriales, le point avec la fondatrice et directrice générale de Chemins d'avenirs sur les multiples actions menées par l’association, désormais soutenue par la Fondation.
Vous avez créé Chemins d’avenirs en 2016 pour accompagner les jeunes des zones rurales. Quelle part de la population représentent-ils ?
Pour la définir, nous nous appuyons sur les travaux du géographe Christophe Guilluy, auteur de La France périphérique. Selon lui, cette France est en dehors des 25 grandes métropoles. C’est celle des zones rurales et pavillonnaires, des villes petites et moyennes, pourvu qu’elles soient éloignées des centres économiques, des lieux de décisions, des pôles universitaires…. Aujourd’hui, 23 % des moins de 20 ans habitent dans une zone rurale, selon l’INSEE. Si on y ajoute ceux des petites villes (moins de 25 000 habitants), on arrive à 10 millions de jeunes.
Chemins d'avenirs
Quels sont les territoires les plus concernés ?
Certaines zones sont particulièrement exposées (les montagnes, la fameuse diagonale du vide qui va de la Meuse jusqu’aux Landes…) mais Chemins d’avenirs a choisi de couvrir l’ensemble de la France car les jeunes de zones rurales et des petites villes connaissent tous les mêmes difficultés. On les voit peu, on les entend peu. C’est la raison pour laquelle ils sont longtemps restés à l’écart des principaux dispositifs d’accompagnement.
Ces jeunes sont confrontés à une véritable inégalité des chances. Comment se manifeste-t-elle ?
Ils doivent faire face à une accumulation d’obstacles : manque d’information sur les filières et les métiers, manque d’opportunités culturelles, assignation à résidence géographique, fracture digitale, fragilité économique... Sur le plan scolaire, ils sont proches de la moyenne nationale mais ils ne font pas les choix d’orientation qui correspondent à leur niveau, et ne peuvent donc bâtir un avenir à hauteur de leur potentiel. Dans le rapport de la mission que j’ai menée en 2020 à la demande de Jean-Michel Blanquer (ministre de l’Education nationale de 2017 à 2022), « Orientation et égalité des chances dans la France des zones rurales et des petites villes - Restaurer la promesse républicaine », je rappelais que ces jeunes s’orientent plus souvent vers les filières professionnelles et agricoles, mais c’est un choix par défaut pour beaucoup d’entre eux.
Vous-même avez vécu cette situation. Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?
J’ai grandi dans un hameau de l’Allier. Mes parents ont déménagé pour nous rapprocher d’un lycée (le plus proche était à une heure de route). J’ai été boursière sur critères sociaux toute ma scolarité et j’ai vécu ces difficultés. En terminale, je souhaitais faire une classe prépa et mon prof de philo a tenté de me dissuader, convaincu que les jeunes ruraux ne pouvaient prétendre à ces voies d’excellence. J’ai persévéré. J’ai intégré l’ENS sur dossier, décroché un master Affaires publiques de Sciences Po Paris avant d’entrer dans un cabinet ministériel où j’ai compris à quel point ces territoires restaient dans l’angle mort. En enseignant dans les prépas Sciences Po, j’ai constaté que ces jeunes réussissaient très bien dans les épreuves écrites mais qu’ils étaient disqualifiés à l’oral : pas d’expérience à l’étranger, moins d’aisance relationnelle… Tout cela a participé à ma volonté de m’engager pour cette cause.
Quelles missions se fixe votre association Chemins d’avenirs ?
Lutter contre les fractures territoriales en pariant sur les jeunes des zones rurales et des petites villes. Pour cela, nous travaillons sur deux axes. Le premier est de créer un impact direct avec un accompagnement individuel des élèves, au collège, au lycée et dans le supérieur, pour leur permettre de bâtir un parcours à la hauteur de leurs désirs. Et nous soutenons tout autant les jeunes qui souhaitent reprendre la ferme de leurs parents que ceux qui veulent devenir ingénieur ou avocat ! Le second, au moins aussi important, est de changer le regard de la société française sur la diversité territoriale ; faire évoluer les mentalités - des entreprises, des pouvoirs publics, des médias... L’enjeu est de renforcer la prise de conscience de cette inégalité et d’inciter au développement de dispositifs pour adresser cette question.
Reprenons tout d’abord le premier axe. Comment se passe l’accompagnement des jeunes sur le terrain ?
Le seul critère pour qu’un jeune nous rejoigne, c’est la motivation. Cela suppose un travail de sensibilisation et nous organisons régulièrement des rencontres dans les établissements scolaires, dans le cadre de conventions tripartites rectorat/établissements/l’association. Quand un jeune est convaincu, il remplit un formulaire en ligne qui nous permet de mieux le connaitre (ses centres d’intérêt, ses projets) et de lui proposer un accompagnement sur mesure. Celui-ci s’appuie sur quatre éléments : une méthode de réflexion sur soi (ses forces et ses faiblesses, son autocensure) ; un mentorat individuel avec un professionnel ; des formations thématiques sur la confiance en soi, l’utilisation du numérique à des fins professionnalisantes. Et enfin, des opportunités de bourses, d’offres de stages, de visites d’entreprise… Ce programme est proposé dès la quatrième, et pour un an renouvelable.
Quel premier retour d’expérience avez-vous ?
Nous effectuons une mesure d’impact de nos actions chaque année, menée par le cabinet de conseil Improve avec l’analyse de deux cohortes : l’une bénéficiaire du programme Chemins d’avenirs, l’autre non. Les résultats sont toujours très encourageants, validant à la fois notre capacité à toucher les élèves concernés et l’efficacité de nos programmes (confiance en soi et en l’avenir, utilisation du numérique, connaissance du milieu professionnel, façon de se projeter...).
Forts de ces succès, comptez-vous augmenter le nombre d’élèves accompagnés ?
Nous avons eu une croissance très rapide. En 2016, nous accompagnions 100 jeunes, 1 000 en 2019 et nous en sommes à près de 8 000. Notre objectif serait de conserver cette vitesse de croissance de 2 900 nouveaux jeunes soutenus par an, et de monter en puissance grâce à notre deuxième axe…
Comment pensez-vous ce défi, en termes de changements des mentalités ?
En 2016, j’ai tenté de me faire entendre en rappelant que la grande pauvreté existe dans les métropoles et leurs banlieues, mais qu’il faut aussi s’intéresser aux zones rurales et aux petites communes où les jeunes sont très nombreux, font face à de multiples obstacles et ne bénéficient curieusement d’aucun dispositif. À l’époque, j’ai rencontré une certaine résistance. La crise des gilets jaunes a rendu la question sensible et c’est dans ce contexte qu’en 2019, j’ai co-écrit avec Erkki Maillard Les Invisibles de la République. Comment on sacrifie la jeunesse de la France périphérique (éditions Robert Laffont).
Depuis le lancement de Chemins d’avenirs, nous avons multiplié les actions de plaidoyer pour porter l’attention sur ces jeunes : tribunes, enquêtes d’opinion et même le premier débat organisé par France Inter sur les questions de jeunesse à l’occasion de l’élection présidentielle, ceci avec les sept plus importants candidats auditionnés par 100 jeunes. Le sujet est, aujourd’hui, dans la lumière. Le fait qu’une institution telle que la Fondation Bettencourt Schueller choisisse de nous accompagner constitue un vrai indicateur. Elle montre cette prise de conscience, et le bien-fondé de nos actions.
Une prise de conscience qui doit, selon vous, aller de pair avec toute une série d’engagements…
Elle doit, en effet, être accompagnée par le développement de dispositifs ambitieux. Cela suppose que les politiques publiques soient adaptées, que les entreprises soient sensibles à la notion de diversité territoriale et l’inclut dans leur dispositif RH. Cela impose aussi que les médias couvrent autant ces territoires, que les chercheurs fassent émerger des données... Tout ceci est un mouvement de fond, qui demande de travailler sur le long terme.
Elles racontent Chemins d'avenirs
Chaïma Khaldi, 17 ans, en terminale au lycée Jeanne d’Arc, Clermont Ferrand :
« J’ai découvert Chemins d’avenirs en seconde, grâce à une conférence de Salomé Berlioux dans mon lycée. Je m’interrogeais alors sur mon avenir, j’hésitais entre l’économie et le droit, avec pas mal d’appréhension autour de tout cela. J’ai intégré le programme que j’ai tout de suite apprécié. Tout d’abord les sessions auxquelles on participe durant l’année avec un thème qui à chaque fois répond à nos besoins : s’exprimer à l’oral, repérer ses compétences transversales (curiosité, sens du travail en équipe), apprendre à rédiger un CV… Au fil des mois, j’ai affiné mon choix et opté pour le droit, réalisant que je souhaitais un métier qui demande une certaine éloquence.
L’accompagnement de ma marraine est aussi très riche. Avec Annie Favier – une juriste qui travaille chez EDF – nous échangeons une fois par mois par téléphone. Je lui pose des questions sur sa carrière, le contenu de son poste. Nous parlons de mon orientation, elle a accompagné mes recherches autour des filières et des métiers du droit indispensables pour construire mon projet. »
Manon Lherbière, analyste d'investissements en infrastructure et marraine d’Eva, 18 ans :
« J’ai vécu à Orléans avant de rejoindre Paris pour mes études supérieures. J’ai intégré Centrale en 2017 et travaille pour un Fonds européen d’infrastructures autour des énergies renouvelables. Ce parcours n’a pas été facile. En arrivant à Paris, je ne m’attendais pas à un tel choc, de culture et de niveau. Mes parents sont originaires de la Beauce et mon univers était très rural, loin des codes de la capitale. Consciente de la rudesse de ce décalage, j’avais envie d’aider des jeunes dans cette situation. J’ai découvert Chemins d’avenirs grâce à une campagne d’affichage à la gare d’Orléans. Le principe m’a séduit et j’ai commencé par suivre une formation en ligne, pour mieux cerner les besoins des jeunes. Ma filleule, Eva, est en terminale et je la suis depuis un an. Elle vit à Cosne-sur-Loire et va au lycée à Nevers, ce qui lui impose de se lever chaque jour à 5h30. Très dynamique, elle regorge d’envies mais avait tendance à se disperser. Nous avons échangé pour l’aider à affiner ses désirs. Elle a mené des recherches, consulté des professionnels et a opté pour des études d’architecture au Canada. Elle vient de remplir son dossier et cherche un job sur place pour financer ses études. ».