Une nouvelle façon de penser les liens entre folie et créativité Entretien avec le psychiatre Raphaël Gaillard, lauréat du prix Bettencourt pour les jeunes chercheurs.
À la tête du pôle hospitalo-universitaire psychiatrique de l’hôpital Sainte-Anne, le Pr Raphaël Gaillard vient de publier un ouvrage* où il réinterroge une pensée qui traverse les cultures et les époques, ce postulat qui affirme les liens entre maladie mentale et créativité, allant jusqu’à faire de la folie la matrice du génie. À la manière d’une enquête policière, le récit avance au fil de multiples hypothèses, mêlant pratique médicale et découvertes scientifiques, propos de philosophes, d’artistes et de patients... Jusqu’à offrir une réponse, inédite et fascinante, sur cette dualité.
Comment est née l’idée de ce livre ?
Elle est venue de mon étonnement, constamment renouvelé, devant la fréquence des troubles psychiques. La schizophrénie affecte 1% de la population française (soit 700 000 personnes), les troubles bipolaires 2%, et un Français sur cinq connaitra un épisode dépressif... J’ai voulu comprendre pourquoi ces chiffres étaient si élevés en tentant d’appliquer le raisonnement darwinien. Un phénomène existe parce qu’il a été sélectionné au cours de l’évolution. L’hypothèse m’a d’abord semblé peu pertinente car je ne voyais pas d’avantages aux troubles psy et, au contraire, beaucoup de souffrance. Mais en repensant à cette vieille idée, je me suis dit que la propriété positive pouvait être liée à la créativité.
*Un coup de hache dans la tête, Raphaël Gaillard, éditions Grasset, 254p.
Les liens supposés entre folie et créativité ne datent pas d’hier. Quelles en sont les premières expressions ?
Toutes les cultures, à toutes les époques, semblent en avoir eu l’intuition. Il y a tout d’abord les Grecs anciens, Aristote en tête à qui l’on doit la fameuse formule : « il n’y a pas de génie sans un grain de folie ». Dans la foulée de la théorie des humeurs d’Hippocrate, il écrit que les philosophes accèdent à une vérité des choses à travers la bile noire. De la mélancolie nait l’inspiration… J’ai tenté de rapprocher cette hypothèse de la dépression et le résultat n’est pas probant. Même si certains individus ont connu des épreuves qui les ont forgés pour le futur, il n’existe pas de lien direct entre mélancolie et créativité.
Et pourtant, cette relation sera ensuite réaffirmée au fil des siècles, de Diderot au Romantisme….
La formule de Diderot reprise dans le titre de cet ouvrage (« les grands artistes ont un petit coup de hache dans la tête ») condense parfaitement l’hypothèse de ce lien. Le Romantisme viendra la conforter, célébrant l’exacerbation des passions et plaçant le déséquilibre au cœur de la création, ce qui fait penser aux symptômes de la bipolarité. Suivant la même méthode, j’ai étudié cette hypothèse à l’aune de ma pratique, analysant notamment la trajectoire d’une patiente, très créative mais vivant la maladie comme une souffrance, et un frein à la création. Je me suis enfin tourné vers le Surréalisme qui revendique une liberté absolue, brisant toute règle. Si l’écriture automatique présente des points communs avec la déformation du discours que l’on observe dans la schizophrénie ; rien n’indique, là encore, que la maladie nourrisse une forme de créativité.
Vous évoquez, dans votre livre, certains propos de patients qui constituent de formidables associations de pensée…
Vous pensez à cet ado dont les copains cherchent un ballon de foot et, comme celui-ci a disparu, il prend le dictionnaire, repère le mot et annonce à tous qu’il a trouvé le fameux ballon. Ou encore ce patient qui se croit devenir amphibie car il a découvert qu’il possédait des côtes flottantes. Ces bons mots font sourire mais ils provoquent aussi une inquiétude, une forme de sidération devant l’abime qu’ils révèlent. Et à la différence de l’artiste qui pratique le jeu du cadavre exquis quand il en a envie, le patient est prisonnier de ses pensées. Je ne partage pas le point de vue de Michel Foucault selon lequel la psychiatrie prive de liberté. C’est la maladie qui prive de liberté, pas la psychiatrie.
A votre tour, vous explorez cette relation entre folie et créativité, précisant que celle-ci serait liée à l’évolution de nos gènes ?
Il faut, pour cela, entrer dans quelques considérations génétiques. Les gènes de vulnérabilité aux troubles psychiques se trouvent dans les régions du génome qui divergent entre l’homme de Néandertal et Homo Sapiens, comme s’ils nous avaient accompagnés – nous Homo Sapiens – au cours de l’évolution. Ces gènes sont liés à ce que nous sommes, à la puissance de notre cerveau. Mais cette complexité a un prix : par moment, ça déraille ! Des études montrent que le cerveau humain encode les informations de façon moins robuste que celui du singe. Ce code cérébral est chez nous plus fragile mais il contient beaucoup plus d’informations. Nous avons choisi la complexité plutôt que la robustesse.
Les bugs que vous décrivez seraient les troubles psychiques ?
Exactement ! Du point de vue des neurosciences, on peut considérer que l’évolution a poussé au plus loin la puissance du cerveau et la machine a parfois des ratés, des faiblesses. La grande particularité du fonctionnement humain est que nous sommes capables de penser le monde. Ce n’est pas le réel que nous manipulons mais les représentations du réel. Le tableau de Magritte La trahison des images, représentant une pipe sous laquelle il est écrit « Ceci n’est pas une pipe » ne dit pas autre chose, mettant en lumière les pièges de notre représentation. Quand on pense, on perd contact avec le réel, on l’abandonne. Se représenter le monde, c’est l’enrichir à sa façon en créant et en pensant, mais il est aussi possible de se perdre. La maladie mentale est sans doute cela. Perdre pied, délirer au sens étymologique du terme, s’écarter du sillon. Cette faculté à recréer le monde par la pensée produit parfois le meilleur : l’art, les sciences, toute forme de création. Elle est aussi notre talon d’Achille, via les troubles psychiques.
Vous évoquez des recherches autour du génome menées par des équipes islandaises, précisant que le même code ADN expose à la fois à l’apparition de troubles psychiques et la capacité à être créatif…
Publiée en 2015, cette étude utilise un incroyable gisement de données génétiques, lié au fait que 100 000 Islandais ont fait séquencer leur génome. En parallèle, nous disposons de multiples informations sur ces personnes, notamment leur métier. Et il se trouve que les porteurs des gènes de vulnérabilité aux troubles psychiques exercent plus souvent des professions créatives. Cette étude passionnante démontre que la relation folie & créativité existe mais qu’elle n’est pas un lien de superposition. Folie n’est pas égale à créativité. C’est plutôt un lien de parenté, un air de famille.
D’autres études, suédoises cette fois, complètent cette théorie avec un autre constat. C’est du côté des parents, frères et sœurs des patients que pourrait se situer la propension à la créativité...
La Suède possède de nombreuses informations sur le trajet de vie de ses habitants. En s’intéressant à des personnes ayant nécessité des soins psychiatriques, des chercheurs ont eu l’idée de les classer selon leur métier. L’étude a montré qu’ils n’exercent pas une profession créative davantage que la moyenne. En revanche, cela est vrai pour leurs apparentés. Ce que nous avons en commun dans une famille, c’est notamment une partie de notre ADN. On observe donc que les mêmes gènes exposent à la fois à la possibilité d’être créatif et aux troubles psychiques.
De nombreux artistes et écrivains -à l’instar de Gérard Garouste dans l’Intranquille - acceptent de parler de leurs troubles. Et tous attestent que la maladie mentale est un frein à la création…
Garouste l’affirme, il n’est pas créatif parce qu’il est bipolaire. La maladie a, au contraire, constitué une entrave à son travail. Bien souvent, c’est grâce aux soins reçus qu’un patient recommence à créer. On se représente parfois les soins comme un appauvrissement, une normalisation. Ils doivent, au contraire, permettre l’accomplissement, l’épanouissement. Ils sont une voie vers la liberté.
Vous dites que soigner, c’est rendre au patient la faculté de créer.
Je suis médecin depuis longtemps, j’ai exercé dans différents univers – en réanimation, au SAMU – et je peux témoigner que les souffrances les plus violentes sont celles des troubles psychiques. Elles sont si terribles que le patient, parfois, ne voit d’autre solution que se donner la mort. Ma vocation, c’est de soigner, de soulager. Et je peux vous dire que si être créatif passe par ces souffrances, le jeu n’en vaut pas la chandelle ! Lorsqu’on réussit à alléger ces souffrances, on rend au patient une forme de liberté. Là où le trouble le paralysait, on restaure une capacité à créer, mais surtout à vivre. Je cite dans le livre le cas d’une patiente peintre et bipolaire. C’est progressivement et grâce à une stabilité rendue possible par les soins qu’elle est devenue une artiste accomplie. Elle n’était plus précipitée dans l’effondrement de la dépression ou la cavalcade de l’excitation maniaque. Elle a trouvé en elle-même une continuité qui lui permet d’exercer son art.
Vous rappelez que l’accès des médecins aux troubles psychiques repose sur les récits qu’en livrent les patients. De ce fait, la psychiatrie ne peut se passer des sciences mais elle doit aussi s’imprégner d’art et de littérature.
[...] Comment le soignant concilie-t-il ces deux exigences ?
Il est important, selon moi, de ne pas dissocier sciences et humanités. Un psychiatre doit être animé par les deux. Bien sûr, il doit soigner selon les données acquises par la science. Mais chaque malade est un être unique et il faut que le psy saisisse cette singularité, entende le récit d’un patient, ses mots et ses silences. Et la meilleure façon de se former à cette écoute, c’est la lecture. Cela peut également passer par le cinéma, le théâtre, les arts en général. Mais les mots ont un statut spécifique et je prône un retour à la littérature, à la sensibilité du texte. Il n’y a pas de bon psychiatre qui ne soit bon lecteur.