Plumes, sciences et poésie… Conversation avec Nelly Saunier, plumassière, et Marie Manceau, chercheuse sur les motifs des plumages des oiseaux.
La première est une artiste plumassière dont les œuvres sont impalpables, légères comme la brise et d’une extraordinaire poésie. La seconde, biologiste, tente de percer le mystère qui préside à la géométrie des motifs et des couleurs des plumes. Nelly Saunier et Marie Manceau vivent une même passion pour le monde des oiseaux. Toutes deux lauréates de la Fondation Bettencourt Schueller, elles ont accepté de partager leur vision de cet univers, aussi fascinant que mystérieux.
Vous êtes plumassière depuis plus de 30 ans, nommée maître d’art en 2008 et lauréate du prix Liliane Bettencourt pour l’Intelligence de la Main® de la Fondation en 2009. Quand, et comment, êtes-vous entrée dans cet univers ?
Nelly Saunier. J’ai découvert le monde de la plume à l’âge de 14 ans. Le déclic s’est produit lors de la découverte du métier de plumassière qui m’est apparu comme une évidence, en correspondance parfaite avec mes aptitudes : mon sens de l’observation, mon goût pour l’art... Surtout, il s’accordait avec ma fascination pour les oiseaux, et la nature.
Vous êtes chercheuse en biologie du développement et avez reçu, en 2020, le prix Bettencourt Coup d'élan pour la recherche française pour vos travaux sur les variations de motifs du plumage des oiseaux. Comment êtes-vous entrée dans cet univers ?
Marie Manceau. De mon côté, c’est la science qui m’a menée aux oiseaux. J’ai toujours voulu faire de la recherche. Enfant, je lisais Mikado, le magazine des petits scientifiques et je voulais travailler avec le commandant Cousteau ! Durant mon parcours universitaire, je me suis intéressée à la génétique, puis à l’embryologie, et c’est cette discipline qui m’a menée aux oiseaux car l’accès aux embryons est facile grâce aux œufs fertilisés. Aujourd'hui, je travaille sur les plumes qui se développent sur l’embryon.
Comment expliquez-vous, l’une et l’autre, votre passion pour les oiseaux ?
NS. Elle tient à leur beauté mais aussi à l’exploration des symboles et des mythes qui nous relient à eux. La fascination de l’homme pour l’oiseau réside d’abord dans sa capacité à échapper à la pesanteur terrestre. Il est en cela porteur de signe, messager doté d’un pouvoir extraordinaire qui enchante le monde. Mais les oiseaux sont aussi de vraies sources d’inspiration dans le quotidien ; capables de chanter, de danser, d’être de fabuleux architectes ou de formidables jardiniers. Dans le cadre de mon métier, la richesse des espèces - et donc des variétés des plumes - ne cesse de m’émerveiller et d’enrichir mon imaginaire. Je pense la plume comme un trésor qui célèbre la beauté de la nature. Une invitation à créer de la joie.
MM. J’aime observer les oiseaux mais ma fascination est davantage d’ordre scientifique. Elle est intimement liée à mon sujet de recherche - aux motifs et aux couleurs de leur plumage -et à ce que cela nous enseigne en termes de compréhension du monde.
Vous travaillez l’une et l’autre dans ce monde d’oiseaux et de plumes. Pouvez-vous nous présenter les grandes lignes de votre mission, et décrire votre quotidien ?
NS. J’exerce un métier très ancien puisque les statuts des premiers maîtres plumassiers ont été octroyés en 1599 par Henri IV. Ma mission a été de défendre ce métier en voie de disparition ; redorer l’image de l’art de la plume, faire vivre ces savoir-faire et les transmettre aux nouvelles générations. Depuis plus de 30 ans, je façonne et transforme les plumes en les adaptant à mon imaginaire et à une esthétique contemporaine. Je pars d’une plume (d’oie, de faisan doré, de colvert, de perdrix, de geai des jardins...) et je crée des effets en aplat ou en relief, adaptés au sujet et composés selon leurs couleurs et leur plasticité. Ma connaissance de la matière et des techniques nourrit ma créativité pour créer un décor, une parure ou développer une œuvre artistique.
MM. Au sein de mon laboratoire, nous travaillons avec des outils de haute-technologie (microscope confocal…) sur les motifs des plumes présents sur l’embryon. Lorsque celui-ci se développe, il acquiert des directions, une référence spatiale que l’on nomme information de position. Cette information participe à créer les motifs des différents ensembles de plumes, chaque famille d’oiseaux présentant les mêmes distributions. Observation toute aussi passionnante, on retrouve les mêmes géométries dans les plumes des oiseaux que dans l’organisation des molécules d’une cellule ou des escargots sur un rocher à marée basse. L’ensemble obéit à des règles mathématiques et physiques, notre travail consiste à les mettre en lumière.
Quelle est aujourd’hui votre activité, votre sujet de recherche dans ce domaine ?
NS. Mon activité s’articule autour de deux pôles. Mes recherches personnelles s’ouvrent sur divers champs d’expérimentation, de l’infiniment petit jusqu’à des pièces monumentales, associant la plume à d’autres matériaux. Je travaille actuellement sur une série baptisée Natures transformées© qui met en lien végétal et animal pour créer des trompe l’œil ; comme ces plumes qui deviennent feuillages ou fleurs, mêlant réalité et illusion. Par ailleurs, je réponds régulièrement à des commandes pour la haute-couture, le design, le cinéma et même la haute joaillerie ; j'ai récemment travaillé avec des plumes de quelques dixièmes de millimètres que j’ai enchâssées pour décorer le cadran d’une montre.
MM. Nous développons un projet de recherche autour des forces mécaniques qui s’exercent dans la peau des embryons de passereaux ou de manchots. Comment contribuent-elles à la mise en place des différences dans la géométrie de leurs plumes ? S’agit-il d’une contrainte liée à l'environnement ou au développement ? Nous cherchons à saisir ce qui contraint l’embryon à reproduire ces motifs précis. Nous menons une recherche fondamentale, destinée à apporter des éléments de compréhension de ces phénomènes et enrichir la connaissance de l’humain, autant que de son environnement…
Nelly, qu’est-ce qui vous intéresse tout particulièrement dans le travail de Marie ?
NS. Je suis fascinée par cette possibilité de regarder la matière différemment grâce au microscope ; découvrir ainsi une dimension nouvelle, inaccessible à l’œil. Je pense que cela décuplerait mon émerveillement pour la nature, et mon imagination. Par ailleurs, Marie a évoqué les couleurs des plumes qui répondent à des principes aléatoires. Je voudrais en savoir plus, notamment pour les oiseaux d’élevage...
MM. Nous avons observé que certains faisans d’élevage perdent une partie de leurs motifs et de leurs couleurs. Chez la pintade africaine, exportée en Europe, le col bleu et les rayures ont disparu. Nos recherches montrent qu’il existe une dérive génétique chez les animaux domestiques, avec des distributions de plumes qui ne pourraient sans doute pas assurer leur survie dans la nature. L’exemple le plus significatif est le poussin jaune que tout le monde connait. A l’état sauvage, son plumage présente des rayures qui lui permettent peut-être de se camoufler, jouant un rôle important dans sa protection.
Et vous Marie, qu’est-ce qui vous intéresse tout particulièrement dans le travail de Nelly ?
MM. Ce qui m’interpelle, c’est que nous sommes toutes les deux arrivées aux oiseaux par le matériau, l’intérêt naturaliste est venu plus tard. Les plumes sont au cœur de notre travail, et l’une de nos grandes préoccupations est l’approvisionnement. Nous avons tissé des liens avec des zoos, des vétérinaires pour récupérer des œufs fertilisés, dans le respect des règles strictes qui régissent l’import et l’export d’espèces aviaires. Comment faites-vous, Nelly, pour vous procurer votre matériel ?
NS. Je glane des plumes tombées lors de mues d’oiseaux nés en captivité. J’en achète dans diverses régions de France et également à des fournisseurs français qui commercent avec l’étranger (Asie, Etats-Unis, Angleterre…), toujours dans le respect des réglementations en vigueur. Par ailleurs, je tisse des relations avec des particuliers qui partagent ma passion pour les oiseaux et souhaitent prolonger le lien avec leur animal, à travers mes œuvres.
Cette rencontre est un bel exemple de transdisciplinarité. Pratiquez-vous parfois ce type d’échanges ?
NS. Le mélange des disciplines m’intéresse, surtout pour donner vie à des projets faisant appel à une technologie inaccessible dans mon atelier. Partager de nouvelles expérimentations est un exercice très stimulant. Il permet d’offrir une vision neuve de la plume, aller vers d’autres esthétiques, une autre réalité.
MM. La transdisciplinarité est au cœur de nos recherches. Nous collaborons avec des mathématiciens pour des travaux de modélisation, avec des physiciens pour l’analyse les forces mécaniques qui influencent le motif. J’aime échanger avec des philosophes autour de l’évolution des organismes et des systèmes qui suscitent certaines questions métaphysiques. Et nous développons des projets avec des artistes qui utilisent des images générées par notre laboratoire pour nourrir leur imaginaire créatif.
Aimez-vous observer les oiseaux dans leur milieu naturel ? Si oui, où et comment ? Qu’est -ce que cela vous apporte ?
NS. J’adore, bien sûr, observer les oiseaux dans la nature ! J’ai eu le privilège de voyager dans des pays où les oiseaux sont nombreux et variés - au Japon, Costa Rica, Australie ou Chine …. Dans un futur proche, j’aimerais aller observer les mœurs de certaines espèces : les parades nuptiales des paradisiers de Papouasie ; les danses des grues majestueuses au nord du Japon ou encore les balais aquatiques des grèbes.
MM. Parallèlement à mon activité de recherche, je suis guide naturaliste et j’embarque régulièrement sur des bateaux pour des expéditions polaires. En Antarctique où j’observe les manchots ; en Arctique où je suis le trajet des oiseaux migrateurs : passereaux, canards, oies, albatros ou goélands…
Quel est votre plus beau souvenir dans l’exercice de votre métier ?
NS. Ma vie entière est consacrée aux oiseaux et les beaux souvenirs sont nombreux. Mais j’ai en mémoire une rencontre, chez un ami commun, avec une femme qui avait élevé un perroquet amazone qu’elle adorait. Je lui ai raconté mon métier, ma passion. A la fin de la conversation, elle m’a dit qu’elle avait conservé, durant toute sa vie, les plumes tombées de son oiseau et qu’elle souhaitait me les donner. Avec ces mots que je n’oublierais jamais : « je les ai gardées pour vous, et je ne le savais pas ».
MM. Le mien est un cadeau de la nature. Durant l’une de mes premières expéditions en Antarctique, de passage dans les îles Malouines, je me promenais sur la grève et j’ai ramassé une plume de manchot royal, toute petite mais avec un énorme rachis (la partie au centre de la plume). J’ai été surprise par sa structure et j’ai commencé à m’intéresser à la distribution des plumes chez les manchots. Aujourd’hui, un tiers de mon laboratoire travaille sur ce sujet.