Alimentation et cancer, des pistes inédites et prometteuses
Professeur à l’Institut de recherche en biomédecine de Barcelone, Salvador Aznar Benitah a récemment mis en lumière le rôle d’une alimentation trop riche en acides gras saturés dans le développement des cellules cancéreuses, et tout particulièrement des métastases. Il nous présente le résultat de ses travaux et les pistes qu’il compte explorer, grâce au prix de la Fondation, dans le domaine des thérapies anti-métastatiques.
Vos recherches portent sur les relations entre alimentation et cancer. Pouvez-vous nous présenter plus précisément la nature de ces travaux ?
Notre laboratoire travaille sur le fonctionnement des tissus ; leur capacité de régénération mais aussi leur altération, à l’origine du vieillissement et de certains cancers. Lorsqu’on s’intéresse de près à la compréhension des mécanismes de cancérisation, on observe qu’ils ont beaucoup à voir avec les processus de régénération – à ceci près qu’ils se produisent de façon incontrôlée. Fort de ce constat, nous nous sommes interrogés sur le fait que certains comportements de cellules souches se retrouvent à l’identique dans celui des cellules cancéreuses – spécialement lors du développement des métastases.
Nous avons alors découvert que les cellules métastatiques – comme les cellules saines intervenant dans la réparation des tissus – sont dépendantes de certains types d’acides gras saturés. Mais il y a y une différence, et celle-ci constitue un point essentiel lorsqu’on cherche à lutter contre le développement des métastases… Contrairement aux cellules saines, les métastatiques sont « accros » à ces acides. Cette addiction constitue une faiblesse que nous comptons bien exploiter. Nous travaillons à la compréhension de ces phénomènes, et au développement de nouvelles thérapies anti-métastatiques fondées sur ces observations.
Comment avez-vous mis en évidence cette dépendance ?
C’est l’une des découvertes les plus importantes de ma carrière. Comme souvent en science, le projet initial ne concernait pas l’étude des métastases. Notre propos était de savoir si les cellules souches cancéreuses – responsables de l’initiation et de la croissance des tumeurs – pouvaient également être présentes à l’état dormant. C’est le cas pour des tissus sains, certaines cellules souches adultes étant conservées par les tissus comme un réservoir disponible en cas de besoin. Nous cherchions à découvrir si le même phénomène existait pour les tumeurs – question importante dans la mesure où ces cellules dormantes seraient résistantes aux chimiothérapies ciblant les cellules prolifératives. Nous avons effectivement observé des cellules dormantes cancéreuses mais les résultats obtenus ont surtout mis en lumière deux phénomènes majeurs : ces cellules possèdent un potentiel métastatique et elles dépendent d’acides gras saturés pour développer des métastases. Ces recherches ont débuté il y a six ans, elles constituent aujourd’hui l’activité principale de mon laboratoire.
Comment exploitez-vous ces découvertes ?
Nous en avons rapidement tiré parti en orientant nos recherches autour des spécificités des cellules métastatiques, et leur aptitude à coloniser des organes distants. Nous avons alors observé que certains acides gras saturés contenus dans notre alimentation (notamment l’acide palmitique) se révélaient favorables au développement des métastases. Nous avons réuni, au fil des années, de nombreuses données concernant cet acide palmitique et sa capacité à favoriser le phénomène, à l’exception d’autres acides gras.
Quel impact concret peuvent avoir ces recherches dans le traitement des cancers métastatiques ?
Notre travail s’inscrit dans une recherche fondamentale mais nous nous sentons très concernés par les applications cliniques qui peuvent les prolonger. C’est la raison pour laquelle j’ai fondé en 2019, avec Valérie Vanhooren (CEO), la société ONA Therapeutics, avec l’objectif de développer de nouvelles thérapies anti-métastatiques, fondées sur ces découvertes. Nous avons récemment procédé à une levée de fonds qui devrait nous permettre de débuter les premiers tests cliniques en 2023.
Les liens entre alimentation et cancer font déjà l’objet de nombreuses recherches et publications. En quoi votre apport est-il novateur ?
On sait aujourd’hui qu’il existe une relation directe entre des composantes de notre alimentation et certains aspects du développement des tumeurs. Notre travail est unique dans la mesure où nous avons à la fois identifié les cellules responsables de l’initiation des métastases et montré que – quel que soit le type de tumeurs – ces cellules avaient besoin d’acides gras saturés pour coloniser des organes distants.
Ce travail fait-il déjà l’objet de recherche en aval, collaborez-vous avec des médecins ?
Les liens avec les médecins sont essentiels pour développer de nouvelles thérapies. La recherche fondamentale menée par mon laboratoire et les études conduites par ONA Therapeutics sont réalisées en étroite collaboration avec des cliniciens.
Vos recherches peuvent-elles déjà induire des applications concrètes, notamment en termes de conseils diététiques aux malades atteints de cancers métastatiques ?
Nous ne disposons pas, aujourd’hui, de données suffisantes pour proposer un type d’alimentation précis. Je pense que réduire la consommation d’acide palmitique – très présent dans l’alimentation industrielle – pourrait présenter des effets bénéfiques chez les malades atteints de cancer ; mais nous avons besoin d’études fondées sur des cohortes plus importantes de patients pour le confirmer.
Comment allez-vous utiliser le prix de la Fondation Bettencourt Schueller ? Va-t-il participer à donner un nouvel élan à vos recherches ?
Nous sommes très heureux, et très honorés, d’avoir obtenu cette récompense. La dotation de la Fondation Bettencourt Schueller va nous permettre de développer de nouvelles recherches, dont les données préliminaires sont très prometteuses. Nous allons notamment poursuivre l’étude des mécanismes qui permettent aux cellules métastatiques de perturber les tissus qu’elles colonisent et d’entraîner une dérégulation qui affecte le corps tout entier. Un patient peut avoir une tumeur au poumon mais son foie, ou d’autres organes, seront aussi affectés par la tumeur primaire, ce qui compromet sa qualité de vie et la façon dont il va réagir aux thérapies. Notre objectif ? Comprendre comment les métastases influencent d’autres tissus, et trouver les façons d’empêcher cela.
Salvador Aznar Benitah | IRB BarcelonaPrix Liliane Bettencourt pour les sciences du vivant
Chercheur en biologie cellulaire, Professeur de la Catalan Institution for Research and Advanced Studies, chef de l’équipe « Cellules souches et cancer » à l’Institute for Research in Biomedicine (IRB) à Barcelone, Salvador Aznar Benitah est le 26éme lauréat du Prix Liliane Bettencourt pour les sciences du vivant.
Ce Prix est décerné chaque année depuis 1997 à un chercheur européen de moins de 45 ans reconnu par la communauté scientifique pour la qualité de ses publications internationales. Au-delà de son statut de référent dans son domaine, le lauréat est porteur d’un projet particulièrement prometteur et dispose de qualités humaines lui permettant de mobiliser une équipe complète. Ce prix est attribué à un chercheur travaillant en France ou dans un autre pays d’Europe.
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