Quelle est la genèse de la créativité ? Comment naissent les formes et les idées ? Ces questions étaient au cœur du premier séminaire thématique du réseau scientifique de la Fondation qui a réuni, en février dernier, 44 artistes et chercheurs au Domaine de Chaumont-sur-Loire.

Depuis plus de 35 ans, la Fondation soutient la recherche fondamentale dans les sciences de la vie. En 2022, elle a donné une nouvelle dimension à ce soutien avec le programme Impulscience® mais elle a également souhaité resserrer les liens de cette grande communauté que forment désormais ses lauréats. 

« Nous avons à cœur de créer des moments privilégiés où nous pouvons nous retrouver et dialoguer autour de sujets communs » explique Olivier Brault, directeur général de la Fondation. « Pour ce premier séminaire thématique, nous avons choisi un lieu empreint d’art, d’histoire et de nature : le Domaine de Chaumont-sur-Loire. C’est un endroit naturellement propice aux échanges entre chercheurs et artistes autour du thème retenu, l’origine des idées créatives. Le plaisir de se retrouver et la vitalité des échanges nous a confortés dans le désir de pérenniser ces événements ». En attendant le prochain rendez-vous, retour sur les temps forts de ces trois jours de rencontres avec le biologiste Thomas Lecuit et la professeure Patricia Ribault.

  • Premier séminaire thématique organisé par la Fondation au Domaine de Chaumont-sur-Loire, février 2024.
    © DR
  • Premier séminaire thématique organisé par la Fondation au Domaine de Chaumont-sur-Loire, février 2024.
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  • Armand de Boissière, secrétaire général de la Fondation, et Lucile Viaud, designer, lors du séminaire, février 2024.
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  • Premier séminaire thématique organisé par la Fondation au Domaine de Chaumont-sur-Loire, février 2024.
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  • Premier séminaire thématique organisé par la Fondation au Domaine de Chaumont-sur-Loire, février 2024.
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  • Premier séminaire thématique organisé par la Fondation au Domaine de Chaumont-sur-Loire, février 2024.
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  • Premier séminaire thématique organisé par la Fondation au Domaine de Chaumont-sur-Loire, février 2024.
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Vous avez tous deux participé au choix de ce sujet. Pourquoi ce thème ? Et qu'attendiez-vous de ces échanges entre scientifiques et artistes ?

Thomas Lecuit. Lorsque la Fondation m'a sollicité pour réfléchir à une conférence transversale, plusieurs propositions étaient déjà dans l’air, notamment autour des liens entre arts et sciences. J’ai proposé le thème de la créativité qui m'intéresse particulièrement. J'ai le sentiment que, dans la société comme dans la communauté scientifique, la créativité n'est pas suffisamment considérée comme une thématique centrale. La société civile a l'image de chercheurs un peu froids, enfermés dans leur laboratoire à faire des calculs et l’on n'imagine pas qu’il existe de grandes similitudes entre les démarches scientifique et artistique. Je me suis dit qu'il y avait là quelque chose à transmettre, et à partager.

Cette thématique interroge une idée très commune. Les sciences sont du côté de la rationalité alors que le champ artistique est du domaine du sensible, de la créativité…

TL. La société met souvent en opposition le domaine des sciences et celui de l’art. Pourtant, un mathématicien peut dire qu’il existe une forme d'esthétique dans sa démarche rationnelle. Dans une découverte, il y a quelque chose de beau, souvent quelque chose de simple. La démarche scientifique porte en elle une forme de construction, de création. Selon l'approche philosophique matérialiste, on comprend la réalité en soi par l’expérience et l’entendement, mais en fait, on ne l’approche que par la construction d’une représentation. Et celle-ci fait appel à la créativité, à l'imagination...

Patricia Ribault. Cette opposition très réductrice existe aussi entre l’art et l’artisanat, comme si l’un était plus créatif que l’autre. J'ai été souffleuse de verre et m’interroge depuis toujours sur la manière dont naissent les formes, que ce soit dans la matière, le geste ou l’imagination. Pour ces conférences, nous avons choisi de poser ces questions à une communauté très large et nous avons observé qu’il y avait autant de réponses que de personnes qui s'exprimaient.

Selon moi, le philosophe qui a le mieux saisi cette notion est l’italien Luigi Pareyson dans son ouvrage Esthétique, théorie de la formativité. Pour lui, il n'y a pas deux temps de la créativité : le temps de l'inspiration et celui de l'exécution. La création est dans toute mise en œuvre. Elle prend un caractère « opéral ». Dans chacun de nos gestes, dans chacune des opérations humaines, il y a cette capacité à faire preuve d'invention et de production.

De nombreux philosophes ont réfléchi à la naissance des idées, mais également des scientifiques ?

TL. Beaucoup ont interrogé cette démarche qui fait appel à l'imagination dans les sciences. Le biologiste François Jacob, prix Nobel en 1965, a écrit cette phrase qui m'a beaucoup frappé : « la démarche de la science expérimentale ne consiste pas à expliquer l'inconnu par le connu. Elle vise à expliquer ce qui est observé par les propriétés de ce qui est imaginé ». Dans certains entretiens, il parle de la science de la nuit et de celle du jour. La première est celle de l'imagination, un peu débridée, qui n’est pas encore passée au crible de la raison qui élimine. La seconde est celle qui fait ce travail.

Avant d’en arriver aux différentes sessions, pouvez-vous apporter une réponse dans vos domaines respectifs. Comment la créativité émerge-t-elle dans les champs de l’art et de la biologie ?

TL. Je suis biologiste et, avec mon équipe, nos recherches reposent beaucoup sur l'observation en microscopie. Je me souviens d'un moment particulier, il y a une vingtaine d'années, où l’on essayait d'expliquer un phénomène très complexe a priori. Par l'observation, nous sommes arrivés à identifier un changement biologique qui pouvait se réduire à une expression géométrique très simple. Trouver quelque chose de simple pour rendre compte de choses complexes, c'est une démarche esthétique. Jean Perrin, dans son livre sur les atomes, propose « d'expliquer le visible compliqué par l'invisible simple ».

PR. Pour répondre à cette question, je vais prendre ma casquette de professeure en école d'art. Je dis souvent à mes étudiants qu’au début d’un projet, il y a toujours une sorte de chaudron dans lequel se mélangent les possibles qui seront mis, ou non, en matière. Les plus grands artistes, comme les étudiants de première année aux Beaux-Arts, doivent faire leur cuisine entre des idées plus ou moins précises, leurs rêves, leur imagination. Ils composent tout cela et l’œuvre se fait en se faisant. Elle peut prendre autant de chemins que d'artistes. Il y a des méthodologies, mais en art, aucune ne peut être appliquée à la lettre.

Vous avez été modératrice de la conférence qui réunissait la photographe Juliette Agnel et le neurochirurgien Hugues Duffau, autour de l’émergence de la créativité. Quels parallèles entre les deux visions ?

PR. Pour Juliette Agnel, produire des images commence par une façon d'observer les choses qui convoque ce qu’appelle un « état mental ». Elle saisit quelque chose qui remonte, arrive à sa conscience et à sa perception. Pour Hugues Duffau, la question de la créativité est tout autre chose. C'est une fonction cérébrale, non une qualité ou un talent. Ce qui importe pour lui, c'est de reconnaître quel chemin prennent ces fonctions, quand le cerveau est, par exemple, envahi par une tumeur, et penser ensuite l’intervention chirurgicale selon ces connaissances.

Leurs expériences sont totalement disjointes, mais elles se réunissent dans une façon de faire apparaître le visible. Du point de vue de l'artiste qui met en avant sa sensibilité ; du point de vue du neurochirurgien qui rappelle que cette sensibilité émerge grâce au fonctionnement du cerveau. Tous deux ont parlé d'intuition et le propos était passionnant, notamment de la part du neurochirurgien. Lors de ces interventions, il fait d’abord appel à un protocole opératoire très maîtrisé, puis laisse advenir quelque chose de l'ordre de l'inconnu, voire de l’improvisation.

Vous avez été le modérateur des échanges entre le mathémusicien Moreno Andreatta et le compositeur Emmanuel Hieaux. Quelles étaient, là encore, les visions communes ?

TL. L’un est compositeur, l’autre mathématicien et tous deux ont laissé une grande place à une forme de jeu et d'improvisation dans leur présentation. Derrière cette apparente aisance et liberté dans l'expression, il y avait dans les deux cas une construction très précise. J’ai vu là l'expression d’un élément fondamental dans le processus créatif : une forme de liberté et quelque chose de l'ordre de la contrainte, mais aussi d’une charpente. Quelque chose qui, de l’intérieur, ordonne le chemin créatif. De façon générale, je pense que l'existence de contraintes est nécessaire pour que la liberté s'exprime. 

Par ailleurs, la créativité repose aussi sur un socle de connaissances et d’expériences. Dans la démarche scientifique, il y a des choses qui arrivent par hasard, mais la décision d'accorder une certaine importance à une observation, de lui donner un sens, nécessite un esprit préparé par l'imagination.

Vous avez participé à l’ensemble des échanges. Quels points communs avez-vous repéré entre les expériences ? Certains vous ont-ils surpris ?

PR. Ce qui m'a marqué dans la session que j'ai modérée avec la designer Lucile Viaud et le biologiste Jean-Baptiste Boulé, c'est la singularité de la démarche de Lucile qui revendique de multiples statuts. Elle est un peu designer, artisane, chimiste, artiste et se positionne à l'intersection entre ces disciplines pour faire émerger quelque chose de spécifique, en l’occurrence la création d’un verre marin à partir de coquilles d’ormeaux et de micro-algues. Dans le laboratoire où je travaille, à Berlin, tous les projets sont interdisciplinaires. Ces rencontres provoquent parfois des frictions, mais donnent souvent lieu à des résultats extraordinaires. 

TL. De mon côté, la présentation de Lucile Viaud m’a également marqué ; par le côté expérimental de sa démarche créative mais aussi sa volonté de s’enraciner dans un terroir. C'est un éclairage intéressant dans le processus créatif. On est toujours près d'une histoire ; on s'inscrit dans une réalité humaine, un territoire, une géologie, une biologie. Tout cela est intégré.

Ces présentations ont-elles été inspirantes ? Certaines démarches vous semblent-elles transposables à votre propre domaine ?

PR. Elles ont renforcé ma conviction… Des rencontres permettant de regarder, avec une multiplicité de points de vue, une même question (projet, matériau, technique, découverte…) peuvent constituer une méthodologie en soi, que j’aimerais approfondir et poser dans un contexte institutionnel. Une méthodologie de travail co-créative, à l’image de l’expérience menée par Peter Fratzl, directeur du Max Planck Institute for Colloids and Interfaces, à Potsdam. Il a remarqué que les scientifiques de son institut sont plus créatifs quand ils échangent avec des designers. Aussi, il intègre donc des designers dans ses équipes, qui co-construisent certains projets ou travaillent simplement dans une proximité avec les scientifiques, incitant au dialogue et à de nouvelles façons de penser la recherche. 

TL. Nous avons tous été heureux de nous rencontrer, d’échanger. Nous sommes partis avec des idées neuves et une question : que fait-on maintenant ? Pour ma part, je suis chercheur, je dirige une équipe et souhaiterais, de façon très concrète, stimuler la créativité dans cet environnement. J’avais déjà l'idée, elle est confortée, d’habiller les murs de nos bâtiments de choses déconcertantes, qui invitent à se poser des questions et placent de fait dans un état d'esprit d'innovation. Dans l'institut de mes rêves, je mettrai des images, des films, des objets qui pourraient être changeants. Pour stimuler la créativité, je voudrais déconcerter.

Patricia Ribault

Professeure

Patricia Ribault est professeure de Performative design research à la Weißensee Kunsthochschule de Berlin et enseignante aux Beaux-Arts de Paris.

Thomas Lecuit

Biologiste

Thomas Lecuit est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Dynamiques du vivant et directeur d’une équipe de recherche à l’Institut de biologie du développement de Marseille.

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